Le clivage gauche – droite
Dans l’encyclopédie 1870, la gauche et la droite sont définies par la place que prennent les députés dans l’Assemblée. Louis XVI explique dans les Anecdotes sur le règne de Louis XVI : « Soit effet du hasard, soit que l’identité des sentiments engageât les amis du peuple à se rapprocher entre eux et à s’éloigner de ceux qui ne partageait pas leur opinion, on s’aperçut qu’ils affectionnaient le côté gauche de la salle et qu’ils ne manquaient jamais de s’y réunir. Ainsi l’on voyait à l’Assemblée nationale tout le contraire dans le paradis. Les justes vont à droite et les réprouvés à gauche de Dieu. »
(Louis XVI, dernière figure royaliste de l’Ancien Régime)
Cette confrontation entre gauche et droite est donc le résultat de la Révolution française et de la position des députés dans l’Assemblée. Parfois, cette distinction est critiquée et considérée comme vide de sens. Pourtant, beaucoup de penseurs la considèrent encore comme légitime. Alain déclare : « Lorsque quelqu’un me dit que l’opposition droite-gauche est dépassée, je sais qu’il ne s’agit pas d’une homme de gauche. » Rien que l’appropriation du concept « de gauche » et « de droite » est déjà en soi une bataille idéologique monumentale.
(Alain, philosophe marxiste)
Aucune gauche au monde n’a autant de références dans son histoire que la gauche française. Pour autant, une série de questions se pose sur le sens de ces évènements :
Parmi chaque évènement, en quoi cet évènement constitue un clivage gauche – droite ?
Quelles sont les universalismes et les tendances de gauche que révèlent ces évènements ?
Que disent ces évènements pour leur époque et que disent ces évènements pour notre époque ?
Les 5 évènements de référence
L’héritage du XVIIIème siècle : Les Lumières
L’héritage de la « gauche » n’existe quasiment pas avant le XVIIIème siècle. Certains accordent à Descartes le fait d’être le premier homme « de gauche » en France en opposition à la ligne allemande de Siegfried. Maurice Thorez cite Descartes dans son discours à la Sorbonne du 2 Mai 1946 (le considérant comme l’ancêtre de la philosophie des Lumières) tandis que Henri Lefebvre considère Descartes comme « objectivement révolutionnaire », le faisant également le précurseur du matérialisme dialectique avec le Discours de la Méthode (1643).
(René Descartes, premier gauchiste ?)
Très rapidement, la gauche attribue aux Lumières des idées « de gauche » comme le rationalisme, la quête du bonheur, de la liberté, de la raison et même de l’égalité. Pourtant, le XVIIIème siècle n’était pas un siècle si rationnel que ça (Sade, Saint-Martin). Pour autant, c’est sous cet angle du rationalisme que la gauche de la fin du XIXème siècle associe les Lumières à la l’idéologie républicaine.
Que pensent les partis du XVIIIème siècle ?
Les communistes reprennent souvent l’héritage laissé par Diderot et notamment Rousseau dans les « Classiques du peuple » publiés par les Editions sociales. Pour la SFIO, les influences viennent de l’Encyclopédie de manière générale mais surtout de Voltaire. Les centriste de gauche mettent l’accent sur Voltaire (il y a des lycées et des places Rousseau partout encore aujourd’hui) tandis que les catholiques de gauche mettent l’accent sur l’humanisme et la religion naturelle rousseauiste contre Hume et que les radicaux prennent comme exemple Voltaire et Condorcet.
(Denis Diderot, figure importante des Lumières)
Mécaniquement, Voltaire l’anticlérical bourgeois est repris très rapidement par la gauche plutôt centriste (les radicaux de gauche, la troisième voie) tandis que Rousseau est repris dans l’imaginaire collectif par les tenants de l’extrême-gauche.
(Voltaire, figure très appréciée chez les Radicaux de Gauche)
Le clivage gauche – droite est ainsi très fort au XVIIIème et XIXème siècle (avec l’opposition systématique entre Voltaire et Rousseau)
(La pensée de Rousseau est très appréciée chez les Catholiques de gauche et l’extrême-gauche)
La tradition révolutionnaire
Aucun autre pays n’a autant de tradition révolutionnaire que la France (1789, 1830, 1848, 1870). De ces révolutions nait des sentiments très contradictoires chez les commentateurs de ces révolutions. Pendant que certains voient la Révolution français à la fois comme le début et la fin de l’histoire (Michelet et Lamartine), d’autres estiment qu’elle est le début d’autres révolutions à venir (comme Jean Jaurès et son Histoire socialiste de la révolution française qui estime que la Révolution russe est héritière de la Révolution française).
(Lamartine, poète, dramaturge et participant à la révolution de 1848)
Pourtant, contrairement au XVIIème et XVIIIème siècle, la gauche française a pu s’appuyer sur un socle commun important suite aux évènements de la Révolution française (Les droits de l’homme, la liberté, l’égalité, la fraternité, les bastilles à détruire, le drapeau tricolore, la Marseillaise, la fin des privilèges, la création de la distinction gauche – droite).
Deux lectures se font de la Révolution française. Certains estiment qu’elle n’est pas à proprement parler une révolution car elle n’a pas permis l’égalité et le chamboulement économique (idée de Proudhon, Fourier ou encore Saint-Simon) tandis que d’autres l’estiment comme réussie et insistent sur l’importance de l’établissement de la démocratie et le refus de toute dictature, même celle du prolétariat (Michelet, Jean Jaurès, Léon Blum).
(Jules Michelet, auteur d’Histoire de la France, une histoire républicaine, patriote et anti-marxiste)
De nos jours, la seule division qui reste de la Révolution française dans l’imaginaire de gauche est la figure de Robespierre (certains le critiquent pour son côté bourgeois, d’autres pour son côté sanguinaire). Il est sûr que toutes ces années de culture et d’éducation républicaine ont fait entrer toutes les figures « de gauche » de la révolutions dans la « culture de gauche » (Danton, Carnot, Lakanal). Seuls quelques groupes d’extrême-gauche, dans l’héritage proudhonien, remettent encore en question les personnages jugés « bourgeois » de la Révolution française.
(Robespierre, figure encore contestée de la gauche française)
La révolution de 1848
Deux thèmes se développent dans la révolution de 1848 (la révolution de la fraternité avec les catholiques se ralliant à la révolution et la révolution trahie et écrasée dans le sang avec le coup d’Etat du 2 décembre 1851.
Sur cette révolution de 1848, Léon Blum déclare : « La véritable grandeur, la grandeur impérissable de la Révolution de 1848 et de la IIème République, c’est l’espérance immense qu’elle a suscitée, c’est l’aurore de fraternité civique, de fraternité humaine, de fraternité universelle qu’elle a fait lever sur le monde. » Blum reproche aux révolutionnaires de ne pas être allés au bout et de proposer une guerre internationale. Jaurès lui répond : « Peut-être ont-ils eu tort sur le plan politique, mais ce qui importe avant tout, c’est la paix, et les révolutionnaires de 1848 ont eu raison de placer avant tout le respect de la paix. »
(Léon Blum, figure historique du Front Populaire)
Il reste peu de choses des évènements de 1848 dans la pensée de gauche, toutes catégories de la gauche confondues. La gauche indépendante (catholiques, la SFIO) remémore beaucoup cette période pour sin côté pacifique tandis que les radicaux et les communistes retiennent peu de choses.
La Commune de Paris 1871
C’est sûrement l’évènement révolutionnaire qui a le plus marqué la gauche, surtout la gauche radicale. C’est l’évènement le plus abouti tant dans les actes que dans les personnages historiques et la pensée de gauche.
Les communistes s’en rappellent grâce au Mur des Fédérés tout comme la SFIO. Les catholiques de gauche célèbrent cette révolution, avec la figure éternelle d’Henri Guillemin qui exalte la « République des Jules » (Jules Favre, Jules Grévy, Jules Simon) et le souvenir des communards. De leur côté, les radicaux oublient totalement le souvenir de la Commune.
(Henri Guillemin, figure du catholicisme de gauche)
Cet évènement est, derrière la Révolution française, l’évènement qui a le plus soudé le clivage « gauche – droite ». Par ailleurs, cet évènement est rappelé et remémoré par tous les groupes de gauche (communistes, catholiques, socialistes) sauf les radicaux, c’est-à-dire la partie la plus à droite.
La tradition républicaine
Cette tradition républicaine, c’est celle de la IIIème République qui s’est cristallisée dans les esprits dans les années 1880 avec les manuels scolaire et les lois républicaines. On peut distinguer 4 grands traits de cette tradition républicaine :
L’antibonapartisme : C’est la haine du Second Empire (1852-1870) avec le mépris affiché d’Emile Zola et Victor Hugo contre Louis-Napoléon Bonaparte jugé comme un minable. Pour autant, c’est un procès assez injuste car le régime a bénéficié d’une adhésion populaire non négligeable.
Le discours du 16 mai 1877 : C’est là où les Républicains ont défendu la République haut et fort (Cf. Le Discours de Gambetta « se soumettre ou se démettre »).
L’antiboulangisme : Historiquement, le boulangisme est un fait des radicaux, apprécié par les ouvriers. Peu à peu, le mouvement est repris puis se place à l’extrême-droite avec des milieux bourgeois.
L’affaire Dreyfus : A l’origine, les socialistes y sont indifférents. Seul Jaurès s’y intéresse et défend Dreyfus. C’est par la suite que la gauche s’approprie ce combat (Clémenceau notamment). C’est un moment très important de la gauche contre le cléricalisme, contre l’antisémitisme, pour les droits de l’homme, la défense de l’innocent, l’engagement des intellectuels. Pour beaucoup, la gauche a depuis été à la recherche d’une autre affaire aussi retentissante que l’affaire Dreyfus pour faire vivre sa flamme républicaine.
Cette tradition républicaine, historiquement de gauche, est désormais partagée par tous, même par l’extrême-droite. L’idée même de « République » perd dans le même temps de son sens. C’est davantage au XIXème et XXème siècle qu’être républicain voulait dire quelque chose (conception de la raison, refus du cléricalisme, professeur comme hussard de la République, le progrès l’éducation, la mobilité sociale).
Le Panthéon de la gauche : Quels hommes, quelles femmes ?
S’il existe un Panthéon de la gauche, quel serait ce Panthéon et quels seraient les hommes de ce Panthéon ? Il est étrange de voir qu’il y a eu beaucoup d’hommes de doctrine mais peu de théoriciens.
Saint-Simon
Saint-Simon, malgré la profondeur de sa pensée, a été oublié par presque tous les hommes politiques. Seuls quelques personnages comme Daniel Halévy dans les années 1930 ont repris sa pensée. Le saint-simonisme a été repris souvent pour des fins capitalistes, trahissant les idéaux originels de Saint-Simon.
(Saint-Simon, fondateur du saint-simonisme au début du XIXème siècle)
Fourier
Fourier a également été presque complètement oublié par les hommes de gauche. Seul André Breton reprend ses idées et voit en lui l’inventeur du phalanstère et un ancêtre du surréalisme. Malgré la réédition de ses écrits pendant les évènements de 1968, peu d’hommes de gauche se réfèrent à lui.
(Charles Fourier, intellectuel de gauche)
Proudhon
Le cas Proudhon est original. Dans les « Classiques du peuple », les communistes le considèrent comme un réactionnaire et un ennemi du prolétariat. Pour d’autres, il est le symbole du socialisme français indépendant face au marxisme, enfant qui a trait les vaches et qui est devenu un ennemi de l’Etat, de la centralisation, de l’autorité. Proudhon reprend l’idée que la justice est inséparable de la révolution et que la véritable révolution n’est pas politique mais est une révolution morale et sociale. C’est l’idéologie la plus reprise en 1900 avec le syndicalisme révolutionnaire. Pourtant, c’est davantage la droite que la gauche qui a repris le proudhonisme. Aujourd’hui, presque tout le monde l’a oublié, il ne figure donc pas vraiment au panthéon de la gauche française.
(Proudhon, grande figure de l’anarchisme français)
Karl Marx
En ce qui concerne Marx, la pénétration de ses idées a été très lente. Karl Marx est presque inconnu en France en 1900. Jules Guesde, qui se présente comme le porte-drapeau du marxisme n’en a qu’une connaissance que superficielle. Jaurès et Blum restent très méfiants du marxisme, du matérialisme historique et de la lutte des classes. Les communistes ne connaissent également que superficiellement les idées de Karl Marx lors du Congrès de Tours (1921).
Ce n’est qu’à partir des années 1930 que le marxisme est véritablement étudié en France (par Henri Lefebvre, Paul Nisan). Cette étude de Marx débute presque toujours par une étude préliminaire d’Hegel. Le marxisme a reconnu un renouveau très important dans la seconde moitié du XIXème siècle, surtout venant de communistes marginaux comme Althusser.
(Karl Marx est encore peu étudié en France)
Tout ce développement nous amène à considérer qu’il n’y a pas de théoriciens du socialisme dans le Panthéon de la gauche française. Il n’y a pas non plus dans ce Panthéon de personnalités non françaises. Dans ce Panthéon, il y a avant tout des écrivains et des hommes politiques (Descartes, Voltaire, Danton, Carnot, Robespierre, Michelet, Hugo, Gambetta, Zola ou encore Jean Jaurès).
Conclusion
Comme le considère Emmanuel Mounier dans son « Cours traité de mythologie de gauche », tous ces éléments ne sont que construction historique et surtout construction idéologique. Dire qu’il y a un « caractère de gauche » (libertaire, optimiste, toujours dans le mouvement) et un « caractère de droite » (autoritaire, pessimiste, immobiliste) n’a en réalité aucun fondement.
Selon Jean Touchard, une définition intemporelle de la « gauche » valable pour tous les pays et tous les continents ne serait que vide de sens et peu pertinent. La gauche de 1900 n’est pas la gauche de 1936 ni celle de 1968.
Retenons que l’universalité de ce qui, à priori, devait être un universalisme (la gauche) n’en est en réalité pas un. Pourrait-il exister un « universalisme de gauche » parcourant toutes les époques ? Ne devrait-on pas se focaliser sur un universalisme fondé sur une catégorique historiographie plus forte et plus … universelle ?