Grand philosophe chrétien et anarchiste, la pensée Jacques Ellul reste encore aujourd’hui singulière dans le paysage de la gauche française. Ses apports à la critique sociale sont multiples et se concentrent beaucoup sur notre rapport au travail.
Dans un exposé convainquant, Jacques Ellul rappelle que les sociétés anciennes ont un rapport au travail très différent du notre. Il analyse le développement de la « valeur travail » avec le développement de la bourgeoisie et non pas la religion chrétienne.
(Anarchisme et Christianisme, ouvrage présentant les deux principales caractéristiques de Jacques Ellul)
D’emblée, Ellul nous averti sur la tentative de faire une épistémologie de la valeur travail « Il faut, avant toute recherche sur le travail dans notre société, prendre conscience ce que tout y est dominé par l’idéologie du travail. ». Aussi, La contradiction entre les possibilités démultipliées de production du système technicien et une vision et une vision de l’organisation sociale fondée sur la priorité au travail est au coeur de la crise de la société.
C’est ce développement de la valeur travail, aujourd’hui symbole d’exploitation, qu’il sera question. D’abord dans son sens chrétien peu favorable puis dans sa propagation par la bourgeoisie et par Marx lui-même.
Le christianisme et le travail
Dans la Bible, le travail n’est non seulement pas un signe d’obéissance à Dieu mais il n’est pas supposé être gratifiant. L’homme travaille mais c’est Dieu qui décide si les fruits de la récolte seront bons ou non. Rien ne légitime l’enrichissement par le travail dans le christianisme et rien ne valorise l’enrichissement tout court.
Il faut oublier l’idée selon laquelle les populations antiques et moyenâgeuses vivaient dans une précarité alimentaire. C’est tout le contraire. Il y avait même une certaine abondance et peu de travail de la part des hommes car la population était relativement faible. De même, les esclaves pendant l’Antiquité travaillent peu et avec un faible rendement, ce qui est très différent de l’esclavage des XVIIème et XVIIIème siècle qui était lui, très productiviste.
(Grand historien, Jacques Le Goff décrit aussi la ralité d’Ellul sur la question de la valeur travail au Moyen-Âge)
Nous sommes loin, avant le XIXème siècle de l’idée de Marx selon laquelle il faut travailler pour survivre. Dans la Rome antique, le travail était profondément méprisé, c’est l’Otium (discussions politiques, relations humaines saines) qui permet de donner du sens à la vie.
Le XIXème siècle voit l’avènement et l’approbation graduelle de la valeur travail par l’ensemble de la population. L’Eglise n’avait pas vu venir cette nouvelle idolâtrie du travail qui a remplacé l’idolâtrie de valeurs chrétiennes. En ce sens, l’Eglise par toutes ses portes, est envahie par l’idéologie du travail.
« La Science économique, c’est la gestion de la rareté, de la pénurie. Nous sommes la société qui est, depuis les origines, la plus créatrice du Manque »
L’idéologie du travail à partir du XVIIe et XVIIIe siècle
L’auteur français rappelle la forme de Voltaire qui disait « Forcez les hommes au travail, vous les rendrez honnêtes gens. » La diffusion de la valeur travail est le fait du XVIIIème siècle bourgeois (Fenelon, Voltaire). La bourgeoisie applique en premier lieu à elle-même cette nouvelle vision du travail. le bourgeois peut tromper sa femme, voler le pauvre, tant qu’il travaille il fait le bien !
(Voltaire, principal idéologue de la valeur travail)
Ellul distingue quatre principaux faits qui ont permis à partir du XVIIème siècle de passer d’une société où le travail était peu important à une société où le travail est une valeur et une nécessité inévitable :
° Les conditions de travail se détériorent en passant de la manufacture à l’usine
° L’exode rural provoque une perte des valeurs traditionnelles et un besoin de trouver rapidement une idéologie de « substitution » et c’est là où la valeur travail devient un refuge
° Les sciences économiques du XVII et XVIIIème placent la croissance économique comme marqueur du développement de la civilisation. Dès lors, la nécessité de la croissance bouleverse tout l’ordre moral
° Les exploitants se trouvent dans l’entreprise avec les exploités contrairement à avant (ex : les seigneurs)
Ces 4 éléments concurrent au développement de la valeur travail avec une certaine spontanéité. Concrètement, l’idée qui est en découle est que l’homme est nécessairement fait pour le travail. Celui qui échappe à cette réalité (chômeur, rentier, retraité) trouve que sa vie est un non-sens et est vite méprisé.
Jacques Ellul estime que « La Science économique, c’est la gestion de la rareté, de la pénurie. Nous sommes la société qui est, depuis les origines, la plus créatrice du Manque. »
Marx et la valeur travail
C’est dans un second temps que le bourgeois développe la valeur travail dans un prolétariat qui arrive à peine à survivre et qui doit trouver du sens dans le travail pour accepter le système d’exploitation dont il est victime. C’est dans les milieux ouvriers qu’on va trouver le plus l’exaltation de la valeur travail (Louis Blanc, Proudhon). La valeur travail bourgeoise est devenue ouvrière.
(Karl Marx épouse la vision de la valeur travail de la bourgeoisie dès 1844)
Marx tombe dans le piège du XVIIIème siècle et valorise la valeur travail. Alors que cette valeur travail provient de la classe dominante bourgeoise du XVIIIème siècle, l’intellectuel allemand la propage dans le socialisme du XIXème siècle, la faisant pénétrer toutes les couches de la société. Pour Engels « L’histoire n’est que la création de l’homme par le travail humain. Le travail a crée l’homme lui-même. »
Marx critique le travail, pensant que c’est le capitalisme qui a perverti le travail alors qu’il était vertueux. Son erreur est que c’est justement le capitalisme et la bourgeoisie qui ont crée cette valeur travail qui n’existait pas à un niveau aussi élevé auparavant.
Lorsque Marx explique le sens de l’histoire humaine dans sa relation avec le travail en glorifiant le travail, il agit comme un penseur bourgeois. Le bourgeois et le travailleur marchent alors main dans la main.
(Ouvrage reccueillant les écrits de Jacques Ellul sur le travail)
Rappelons-nous que la valeur travail est avant tout une invention de la bourgeoisie du XVII et XVIIIème siècle légitimitée par Marx pour la rendre soluble dans le socialisme. Une libération ne peut passer que par sa critique et son dépassement.
Gauchistement votre,
Le Gauchiste