Dans ce cours prononcé au Collège de France, Pierre Bourdieu nous évoque une nouveauté qui apparaît dès les années 1950 : la télévision. A travers cette critique acerbe, c’est tout un système médiatique qui est remis en question. 

A l’heure où l’internet est supposé nous offrir une médiatisation plus démocratique et plus libre de l’information, ce cours de Bourdieu reste d’actualité. C’est tout le système médiatique, la façon dont les débats sont crées et la circulation de l’information qui est battue en brèche.

 

(Entrée du Collège de France où Bourdieu donna des cours dans les années 1980 et 1990)

Pour le sociologue français, le problème de la télévision ne vient pas spécialement des présentateurs ou des invités mais plutôt de la structure même du média qui empêche toute réflexion critique en faisant adopter des codes de langage contraire au développement d’une pensée véritablement critique.

Le constat est simple : la télévision fait courir un grand danger aux différentes productions culturelles qui se veulent être subversives ainsi qu’à notre démocratie.

 

 

Le plateau et les coulisses

 

La réflexion de Pierre Bourdieu s’articule autour de plusieurs questions : Dois-je aller à la télévision ? Que puis-je y dire ? Qui vais-je toucher ? C’est en se posant toutes ces questions qu’un intellectuel peut juger utile ou non de passer dans un média.

Pour le sociologue, la télévision provoque une véritable censure (sujets déjà choisis, manière de les aborder, de communiquer). La première idée qu’on pourrait se faire de l’origine de la censure est l’origine économique (logique de rentabilité) mais elle devient rapidement insuffisante.

En analysant les journalistes et leur conformiste, le sociologue en vient vite à dédouaner les individus car ces individus sont surtout le fruit de faits structurels et ce sont ces faits qu’il faut analyser. Les journalistes s’en accommodent et l’acceptent en seconde instance.

(Jean-Luc Godard s’était beaucoup moqué de la télévision dans les années 1960, 1970)

Ce que Bourdieu veut montrer, ce sont les mécanismes par lesquels la télévision provoque de la violence symbolique. Il rappelle « La violence symbolique est une violence qui s’exerce avec la complicité tacite de ceux qui la subissent, et aussi, souvent, de ceux qui l’exercent dans la mesure où les uns et les autres sont inconscients de la subir ou de l’exercer. »

Le but de la sociologie est de montrer ce qui est caché, notamment les relations de domination au sein d’une société. C’est pour cela que les Etats, notamment les Etats totalitaires ne supportent pas la sociologie. Nos Etats démocratiques la tolèrent mais exercent une violence symbolisent qui permet de diminuer la portée de la sociologie.

Le grand problème de la télévision est que le temps est une denrée qui s’y fait extrêmement rare. Mais pour quelles raisons ?

 

 

Censures

La grande problématique de la télévision et des médias, c’est que les journalistes voient le monde à travers leurs propres yeux. Dans le cas des banlieue, les sujets sur les émeutes sont toujours privilégiés. De même, un journaliste doit toujours proposer de l’exceptionnel dans un cadre qui est ordinaire et très stationnaire. De-là naissent les informations spectaculaires qui ne représentent en rien la réalité.

Très rapidement, la télévision devient l’arbitre de l’accès à l’existence sociale et politique. Dans un monde où le spectaculaire gouverne, il faut être intégré au spectacle pour avoir une chance d’exister socialement. Malheureusement, les catégories sociales sont représentées de façon très différentes selon les spectacles, ce qui crée de fausses réalités comme le constatait déjà Guy Debord.

(Phrase typique du mouvement situationniste pour remettre en cause le spectacle et la dictature des images)

Dans une émission de télévision, il est obligatoire de « penser vite », ce qui revient rapidement à ne pas penser du tout. Le lien entre pensée et temps est évident pour quiconque arrive à conceptualiser le véritable intérêt de son discours.

De toute évidence, les locuteurs ne sont pas égaux sur un plateau. Les obligations financières et d’audimat obligent les présentateurs à couper la parole à ceux qui commenceraient à un discours complexe ou alors à l’encontre de consensus partagés qui ouvriraient de nouveaux horizons, sans oublier qu’un présentateur peut facilement couper la parole en faisant passer ce geste comme urgence du direct.

Surtout, la télévision pousse à s’intéresser à des oeuvres culturelles peu intéressantes car elle-même est régie par des règles de rentabilité très strictes. Dès lors, il devient difficile de proposer des débats non-rentables, des invites non-rentables, des livres dont il est également non-rentable de faire la promotion. Seule une personne déjà rentable parmi les intellectuel pourrait venir sur un média dominant mais pour y dire quoi ?

C’est le second aspect de la démonstration de Pierre Bourdieu. Non seulement la télévision est une structure anti-démocratique en elle-même mais elle a également une influence très néfaste sur le reste de la production culturelle.

Analysons les mécanismes globaux et « d’en-haut » pour comprendre ces phénomènes.

 

 

La structure invisible et ses effets

Pour comprendre ces mécanismes complexes, il faut étudier le champ journalistique, c’est-à-dire sa structure et les relations dominations qui s’y exercent.

Très rapidement, on s’aperçoit que les grands médias, ceux qui sont les plus rentables, sont ceux où les lignes éditoriales sont les moins subversives car par définition, pour parler au plus grand nombre, il faut avant tout parler de rien (de la pluie et du beau temps). D’autant plus, que le champ journalistique est dominé par des situations de monopole qui font se préserver les rapports de domination.

Le champ journalistique a une particularité, il est beaucoup plus dépendant des considérations externes que le champ philosophiques, mathématiques, tout simplement car il n’existe qu’à travers le marché et de l’argent public donné à des investisseurs. Or, les autres champs vivent d’argent public avec une plus grande autonomie.

Dès lors, les choix journalistiques sont vite portés vers ce qui est le plus rentable : le sensationnel fondé sur du vide (les faits divers les plus sordides où l’on essaye de tirer des grandes conclusions sur des faits précis sans faire de vraies réflexions).

En choisissant tel ou tel intellectuel, le champ journalistique, grâce à sa puissance médiatique, s’impose dans le champ de l’intellectuel choisit pour le décrire comme étant un bon ou mauvais intellectuel. Or, il devrait être du ressort du champ en lui-même non seulement d’émettre une critique honnête mais aussi de désigner les meilleurs dans son champ. Au non de quoi le champ journalistique choisirait qui serait le meilleur intellectuel d’autres champs ? Bourdieu nous dit : pour des raisons financières que le champ journalistique ne contrôle pas non plus !

(Pierre Bourdieu a été très influencé par Auguste Comte, près de la sociologie contemporaine)

En décrivant ces effets, Pierre Bourdieu essaye de nous signifier que la sociologie peut renverser des mécanismes de domination tout comme le prédisait Auguste Comte « Science d’où prévoyance, prévoyance d’où action. »

 

(Cours de Pierre Bourdieu au Collège de France Sur la télévision)

 

 

Interrogeons-nous sur les médias que nous regardons. A qui appartiennent-ils ? Quelles informations nous proposent-ils et quelles personnes proposent ces informations et au nom de quel intérêt ? Les structures indépendantes et critiques ne peuvent que nous aider, à condition de les aider et de nous-aider par la même occasion.

 

Gauchistement votre,

 

Le Gauchiste