Les socialismes n’ont pas fonctionné. Peut-on encore être raisonnablement révolutionnaire aujourd’hui ? Les formules actuelles qui pourraient marcher sont connues (écosocialisme, socialisme de la décroissance).
Une chose est sûre : nous sommes obligés de décroître. Ariès nous propose de redécouvrir les expériences socialistes ratées et d’entendre les solutions qui pourraient nous libérer. Il délaisse le matérialisme historique car dans les faits, il n’a amené qu’à des modèles productivistes. C’est en reprenant et en mettant à jour de nombreux concepts déjà testés comme le mouvement coopératif, le socialisme municipal ou encore les expériences libertaires que nous trouverons des solutions.
En reprenant les mots de Foucault, l’auteur français nous invite à comprendre que le pouvoir est partout dans un système centralisé et qu’il est impossible d’échapper à ses caractéristiques aliénantes. Pour lui, seul le socialisme gourmand peut nous permettre de reprendre le pouvoir.
(Michel Foucault s’est beaucoup intéressé à la question du pouvoir dans ses cours au Collège de France)
Etat des lieux du socialisme entre souffrance et espoirs
Un socialisme en souffrance
Ariès prend le contre-pied d’une idée très répandue, notamment par Lénine dans Que faire (1905) : « J’ai longtemps cru que la gauche, comme les poissons, pourrissait d’abord par la tête, à cause de l’absence de grands projets à la hauteur des défis du capitalisme. Mais elle pourrit d’abord par les tripes et le coeur, par la paralysie de ses capacités créatives, par le sommeil de ses organes sensibles de perception. »
(Que faire ? de Lénine publié en 1905 qui expose le principe du parti d’avant-garde révolutionnaire)
En reprenant la pensée de Jean-François Lyotard, on comprend vite qu’à force de vouloir une part de gâteau, le socialisme oublie vite que c’est la recette qu’il faut changer avant tout. La gauche n’a pas vu venir le féminisme, le racisme de gauche, l’antispécisme, l’islamophobie et c’est en ce sens là qu’il ne verra pas non plus les futures problèmes en étant le nez dans le guidon du système.
Une chose nous saute au yeux, le socialisme est à l’agonie. Alors que le capitalisme domine tout l’espace visuel, olfactif, auditif, c’est une révolution épistémologique que nous devons faire. Les anciens mots sont usés et obsolètes (communisme, socialisme). C’est un inventant de nouveaux mots que l’on pourra avancer, c’est en ce sens là qu’Arias propose l’idée de « socialisme gourmand » car il comprend l’idée socialiste comme amélioration de la vie de tout le monde en laissant supposer une abondance en réalité anticapitaliste.
Socialisme du désir contre socialisme du nécessaire
Paul Ariès part d’un constat simple : on ne change pas les choses en culpabilisant les gens. Il faut comprendre comment donner du plaisir à la population. Le capitalisme donne de la satisfaction en même temps qu’il provoque des frustrations. Le but est de comprendre comment provoquer le désir chez l’homme.
On a sans arrête culpabilisé les populations au nom du « socialisme du réel » qui serait obligatoire car il serait le sens de l’histoire dans une vision téléologique. C’est totalement faux. Il faut comprendre comment le capitalisme donne de la jouissance. Georges Chetochine estime que le consommateur est avant tout celui qui est malheureux. C’est en étant malheureux qu’on consomme, sinon nous n’avons pas besoin de consommer en permanence.
(Peut-on jouir du capitalisme ? de Luis de Miranda publié en 2008)
Pour Luis de Miranda « Un sujet ne cesse de consommer car ce n’est pas lui qui consomme l’objet, c’est l’objet qui le consomme. » Il ajoute que « l’acte d’achat n’a que pour objectif de nous persuader que nous avons un pouvoir sur notre liberté alors que c’est notre liberté même qui est en cause dans la marchandisation du monde. »
De nouveaux imaginaires
Socialisme sécessionniste, socialisme existentiel
Pour Ariès, il n’appartient qu’à nous de faire sécession, de nous inspirer de modèles anciens pour créer de nouvelles manières de résister (John Holloway et l’expérience zapatiste, Notre-Dame-des-Landes et la ZAD).
Pour faire sécession, il est de notre devoir d’interroger chacun sur son existentialisme. Pierre Bourdieu parlait d’hétérogénéités des champs sociaux en insistant sur l’autonomie relative et les logiques spécifiques de chaque individu. Au lieu de toujours privilégier certains mots (République, Nation), laissons chacun exprimer sa résistance par rapport à ses sentiments existentiels.
(Pierre Bourdieu estime dans La distinction de 1972 que les champs sociaux populaires ont leur propre homogénéité tout en étant dominé par d’autres champs sociaux dominants)
Pour cela, Ariès nous propose 8 solvants où se trouvent le partage des biens communs, une volonté d’agir et de refaire le monde, la redécouverte des plaisirs (jouissance, fête, amour, amitié) et la recherche de transcendance (le beau et le spirituel).
Les échecs des socialismes pratiques
Faire sécession ne veut pas dire s’abandonner à des expériences infructueuses. Parmi elles, Ariès nous expose 4 grands échecs du socialisme français : Le municipalisme, les bourses du travail, le syndicalisme et le mouvement coopératif.
Le municipalisme
Paul Ariès nous propose une critique radicale du possibilisme de Paul Brousse. Considéré comme le père du « socialisme municipalisme », Brousse n’a jamais réussi à faire fonctionner son modèle. Ce modèle de commune est en opposition frontale avec celle de Guesde qui a une vision beaucoup plus jacobine (Exemple de Roubaix).
(Portrait de Paul Brousse, fondateur du possibilisme)
Né dans les années 1880 suite à l’échec de la Commune de Paris, son but est de créer des ilots de résistance loin des villes dans des petits villages comme le préconisait Jean Jaurès. Les actions sont doubles. D’abord celles de la gratuité des transports, de l’eau, de l’électricité, de la gestion des logements vides, des écoles et une resocialiation pour gérer collectivement la commune. La deuxième action est celle directement sur les salariés (baisse du temps de travail, beaucoup d’emplois publics et sociaux, protection des salariés).
Pourquoi le socialisme municipal a échoué ? Il échoue car il n’est pas assez structuré et surtout car il est violemment attaqué par le jacobinisme socialisme (Guesde, Engels) ainsi que par les syndicalistes (surtout les révolutionnaires). Aussi, les socialistes réformistes (soutenant souvent le municipalisme) s’engagent peu dans ce socialisme. Enfin, les nouveaux élus finissaient très souvent par servir leurs propres intérêts plutôt que les intérêts de la majorité. A une échelle plus faible, la bureaucratie persistait.
Les Bourses du travail
Opposé au municipalisme, le courant syndicaliste s’inspire de la célèbre citation de Flora Tristan « L’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes », idée reprise par la Ière Internationale. Les syndicats se présentent comme l’embryon de la réorganisation de la société (Charte d’Amiens de 1906). D’abord dominé par les anarcho-syndicalistes, le syndicalisme est vote noyauté par les réformistes et les marxistes.
(Bande-dessinnée consacrée à la vie de Flora Tristan)
Les Bourses du travail ne sont pas seulement des ilots de résistance, elles sont censées être aussi les prémices de la future société anarchiste-communiste. Le but n’est pas seulement la lutte sociale mais aussi les soutiens aux salariés (financier, nourriture). La stratégie est simple : c’est celle de la grève générale et permanente. C’est l’idée proposée par le congrès anarchiste international de Londres en 1881 car les attentats meurtriers ne fonctionnent plus. Pour autant, les actions menées restent très violentes à l’image d’Emile Pouget qui reproche en permanence à la CGT d’être sur la défensive.
En 1914, les Bourses du Travail ont définitivement échoué pour plusieurs raisons : l’Etat commence à prendre en charge la protection sociale et surtout, de plus en plus d’ouvriers se rallient à l’Union sacrée ainsi qu’au marxisme et au guesdisme.
Le syndicalisme à bases multiples
Le constat est simple : le syndicalisme n’a eu pour objectif que de continuer l’action des Bourses du Travail. Le syndicalisme à bases multiples connait son apogée entre 1930 et 1950 puis disparait au profit des comités d’entreprises. Pour Maurice Agulhon, son échec est avant tout du au Parti Communiste français qui n’a cessé de vouloir lui faire perdre de son importance et de privilégier l’action par le parti.
Aujourd’hui, il apparait peu probable de voir un retour du syndicalisme en France qui a chuté à 8% de syndiqués alors que le taux est de 30% en Italie.
L’illusion des comités d’entreprise
Le comité d’entreprise nait en 1944 à la Libération. Il est le fruit de politiques patronales dans la lignée du Régime de Vichy. Les syndicats se sont peu souciés de la montée en puissance des comités d’entreprise. Sous couvert de promesse de libération des salariés, ces comités n’ont fait que renforcer la puissance du patronat.
Le mouvement coopératif
On doit le développement du mouvement coopératif à Charles Fourier (en partie) comme mouvement voulant supprimer tous les intermédiaires et fonctionner sur le principe « Une personne, une voix ». Ce « socialisme utopique » selon Karl Marx ne peut marcher que si les populations ne sont pas encore trop entrées dans le capitalisme (habitat localisé, peu de dépendance au capitalisme, traditions). C’est un mouvement antimarxiste pr essence car il souhaite préserver les modes de vie traditionnels dans des communautés autonomes.
(Théorie de l’unité universelle, la grande oeuvre de Charles Fourier)
Il n’y a que les anarchistes et les socialistes chrétiens pour soutenir ce mouvement. Les marxistes voient dans ce mouvement une institution capitaliste comme les autres car elle ne peut fonctionner à une échelle globale et car le capitalisme est trop développé, affirmant la primauté du matérialisme historique. Le mouvement connait son apogée en 1948 mais est vite réprimé avant de totalement disparaître en 1851.
Le socialisme gourmand : tentative de définition
Pour sortir de l’aliénation du capitalisme et du socialisme du nécessaire, Paul Ariès nous propose le socialisme gourmand où le but serait de donner davantage aux populations fragiles sans que ce soient des biens matériels (gratuité des transports, de service, de partage de liens).
Arès prend l’exemple de Charlotte Normand qui oppose Pierre Bourdieu à Jacques Rancière. Alors que Bourdieu insiste sur les déterministes, Rancière évoque l’égalité des potentiels désirs et prend le parti que chacun peut exprimer ses désirs en dehors du capitalisme.
(Jacques Rancière s’est intéressé à la question de la culture populaire et de la façon de la libérer du capitalisme)
De nos jours, le taux tendanciel de négativité du désir diminue au profit de nouvelles générations qui ne veulent plus perdre leur vie à la gagner. Seul le désir est révolutionnaire comme disait Deleuze et il n’appartient qu’à nous d’écouter les désirs de chacun.
Charles Fourier fait par exemple de la gastronomie et de la sexualité les deux piliers de notre système. C’est avec la passion et la réalisation saine et pleine de ces plaisirs que l’on peut redécouvrir notre sensibilité (politique alimentaire faite par l’Etat, véritable libération sexuelle avec la lutte contre le patriarcat et tous les abus). Contrairement à ce que disait Malraux, ce n’est pas en mettant les individus dominés devant des chef-d’oeuvres qu’ils deviendront plus intelligents et plus heureux. C’est davantage en vivant leurs situations (comme chez Debord) qu’ils pourront devenir plus heureux.
Rendre la parole au peuple : l’appel à l’insurrection
Socialisme et peuple
La gauche doit cesser d’être hypnotisée par ce qui se fait dans les classes moyennes et doit voir vers le bas. Le socialisme gourmand souhaite régénérer la culture populaire dans ce qu’elle a de pré et de postcapitaliste. Le « peuple » n’a pas bonne presse et Marx fustigeait déjà ceux qui étaient au bistrot, ceux qui ne travaillaient pas et de participaient donc pas à l’effort productif collectif.
(Surtout connu pour avoir écrit 1984, Georges Orwell a également beaucoup écrit sur le socialisme et sur son humanisme certain des populations dominées)
Il faut chercher chez Orwell l’importance du peuple. Pour lui, on ne peut faire sérieusement de la politique si on ne s’intéresse pas aux alcooliques, aux marginaux, à ceux d’en bas. Pour autant, Orwell peine à croire que le peuple existe encore avec l’avènement de la société de consommation et la destruction des cultures populaires. L’historien Michel Hoggart pense également que la culture populaire a disparu.
Michel Verret ne voit pas la culture populaire comma la culture de la domination intériorisée (vision de Pierre Bourdieu). Pour Roland Barthes, il faut accepter que nous soyons devenus des êtres petits-bourgeois tels qu’il les définit dans les Mythologies (1957).
(Roland Barthes a analysé l’homme des Trente Glorieusees qui devient selon lui un « petit-bourgeois » dont il est impossible d’attendre des actions révolutionnaires)
La donnée importante est de considérer que par définition, il ne peut exister de véritable culture populaire unifiée. Une culture populaire est par définition ancrée dans un territoire, dans un corps de métier et n’est globalisée que lorsqu’elle est reprise par une institution supérieure, la plupart du temps il s’agit de l’institution capitaliste.
Il est faux de penser qu’il n’y avait « rien » avant la société de consommation, il y avait des sociétés nombreuses avec leur langue, leur territoire, leurs habitus. Le capitalisme n’a absolument pas rendu tout le monde aliéné. Le centralisation des classes moyennes n’a eu pour conséquence que de créer une nouvelle classe sociale (la classe moyenne) qui a encouragé la classe prolétaire à ne pas se révolter.
Socialisme et langage
Ariès reprend l’idée de Raoul Vaneigem en insistant sur l’idée que la lutte est avant tout subjective et ne peut être que celle du langage. Or, la gauche ne cesse de garder son langage en repoussant les mots nouveaux (bien-vivre, décroissance, convivialisme).
Le linguiste Alain Rey estime qu’il y a eu des nouveaux langages en 1789-1793 puis en 1871 et 1968. Or, les situationnistes constatent en 1963 que le langage n’évolue que très peu. Une libération ne peut se faire qu’avec une libération de la parole et des institutions qui font circuler cette parole. Jacques Rancière montre bien que la victoire de la bourgeoisie vient justement du fait qu’elle a modelé le langage pour qu’on ne parle plus d’elle.
Penser l’émancipation, c’est penser les mots de l’émancipation. Le prolétariat ne pourra s’émanciper s’il garde le même langage que celui qui circule et fait perdurer le système dominant. La gauche a une tradition de poète alors que la droite a une tradition de pamphlétaires. Il faut s’inspirer des figures du surréalisme et du fouriérisme. Il ne faut pas oublier que le terme de « communisme » vient de Restif de la Bretonne, une littéraire.
A travers cet essai, Paul Ariès nous dresse un bilan noir du socialisme. Pour autant, les échecs passés ne peuvent que nous renforcer dans l’idée de trouver de nouvelles solutions à partir de différentes bases. Le socialisme ne pourra être que gourmand, il ne pourra être donc qu’heureux.
Gauchistement votre,
Le Gauchiste