A l’occasion de la réédition de l’essai de Jean-Paul Sartre Plaidoyer sur les intellectuels, les éditions Gallimard nous proposent de retrouver le philosophe français et sa réflexion sur les « techniciens du savoir ». Cet essai riche retrace les trois grandes conférences prononcées par Sartre au Japon en septembre / octobre 1966 lors de son voyage avec Simone de Beauvoir.
(Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir en voyage au Japon)
C’est Gérard Noiriel qui nous invite à redécouvrir cet écrit resté important dans les publications de Sartre à travers deux raisons principales (reposer le contexte intellectuel de l’époque et s’interroger sur le rôle de l’intellectuel aujourd’hui). La notion même d’intellectuel total au sens sartrien semble démodé tant les disciplines ont éclaté et se sont spécialisées à partir des années 1980.
(Gérard Noiriel, enseignant-chercheur en histoire à l’EHESS)
D’abord frileux en faveur de tout engagement, Sartre se montre sur le devant de la scène en 1961 en signant le « Manifeste des 121 » qui encourage les troupes françaises à déserter puis en 1964 lorsqu’il refuse le Prix Nobel de littérature.
Le contexte est important car après avoir dominé la vie intellectuelle français dans les années 1950 avec la conciliation du marxisme et de l’existentialisme, Jean-Paul Sartre est très critique sur le terrain de l’épistémologie avec Les mots et les choses (1966) de Michel Foucault puis sur le langage avec Critique et vérité (1966) de Roland Barthes.
(Roland Barthes s’est beaucoup illustré dans le mouvement structuraliste et a beaucoup critiqué Sartre dans Critique et Vérité de 1964)
Cet essai est donc une façon de se justifier. L’intellectuel français en profite pour aller plus loin et reprendre les critiques dont il est victime. Il justifie à la fois son propre rôle ainsi que sa trajectoire sociale. Par ailleurs, la conception de l’intellectuel de Sartre change avec Mai 68. Après les évènements, il considère que l’intellectuel défend toujours une classe dominante, en dernière instance il défend toujours sa classe d’intellectuel. Pour lui, la capacité d’organisation des prolétaires va rendre l’intellectuel et le parti inutile.
Qu’est-ce qu’un intellectuel ?
Historiquement, la notion d’intellectuel remonte à la IIIème République et à l’Affaire Dreyfus. Cette notion d’intellectuel est monté de toute pièce par la presse parisienne pour séparer le vide qui sépare les intellectuels engagés dans l’Affaire Dreyfus et la population. L’intellectuel entre dans le champ politique alors qu’il se contentait avant de justifier le pouvoir en étant homme de loi (Montesquieu) ou bien homme de lettre (Voltaire, Rousseau) ou encore mathématicien (D’Alembert). La classe bourgeoise se pense universelle au XVIIIème siècle et produit de l’idéologie au fur et à mesure qu’elle accentue ses pratiques commerciales. Ils étaient des intellectuels organiques au sens gramsien.
L’intellectuel n’existe que parce que le pouvoir d’en haut demande à ce que tel nombre de postes existent et soient financés. Au fur et à mesure de l’acquisition de son savoir, l’intellectuel devient à la fois un « technicien du savoir » et un agent de l’hégémonie du système. C’est tout à faire contradictoire avec son éducation la plus souvent humaniste mais qu’il ne peut remettre en cause sans remettre en cause son existence même. Lorsqu’un médecin décide de faire de la recherche pour guérir le cancer, il fait cela pour tout le monde mais ne remet pas en cause le système en lui-même et la possibilité de rendre l’accès à la santé plus égalitaire.
L’intellectuel est celui qui connait très bien son domaine de compétence avant tout. C’est en ce sens que Sartre estime que l’intellectuel est selon lui celui qui s’occupe de ce qui ne le regarde pas quand il s’aventure dans le champ politique. Cette vision s’oppose à celle d’autres intellectuels comme Durkheim et surtout Foucault qui estime que le « technicien du savoir » doit avant tout publier son savoir et le mettre en libre accès pour les autres sans intervenir. Deux grands courants sont à l’image de Sartre avec les réformistes qui conjuguent leurs actions avec le pouvoir politique directe (Seignobos et Lavisse à l’époque de l’Affaire Dreyfus) et les révolutionnaires qui estiment qu’il n’y a pas de différence entre pouvoir politique et peuple (c’est la vison de Georges Sorel puis celle de Paul Nizan et Jean-Paul Sartre).
(Paul Nizan avait déjà étudié les « faux intellectuels » dans son ouvrage Les chiens de garde de 1932)
On reproche à Sartre (Cf. Bourdieu) de sortir de son domaine de compétence en allant sur le terrain politique. Sartre répond qu’il veut justement lutter contre le fait que l’intellectuel existe grâce au système qui le finance. Il ne doit donc pas être seulement un spécialiste de ce domaine. Il doit sortir de ce qu’Hegel appelait la « conscience malheureuse » des intellectuels et se positionner sur le champ politique pour provoquer le changement social.
Pour Bourdieu, c’est le contexte social et politique qui créent les intellectuels. En ce sens, Raymond Aron et Jean-Paul Sartre viennent tous les deux de la bourgeoisie et de l’université française, on leur a dit dès leur 20 ans qu’ils étaient des génies et que leur intelligence était universelle alors que Bourdieu estime que même l’intelligence est au moins en partie une construction sociale. Pour le contredire, Sartre constate que le structuralisme des années 1960 et les sciences sociales permettent bien d’objectiver les rapports de classes et les rapports sociaux. Cependant, elle est incapable de comprendre la subjectivité de l’homme, son intimité. Seule la littérature peut le faire, c’est en ce sens qu’il défend l’existentialisme face au structuralisme.
Fonction de l’intellectuel
Ayant lu les critiques de Foucault, Barthes ou encore Bourdieu, Sartre précise que l’intellectuel doit en permanence objectiver sa position dans la société (comprendre ses intérêts de classe, son positionnement) afin d’agir au mieux pour le changement social.
Pour l’ancien élève de l’Ecole normale supérieure, le but de l’intellectuel est de montrer ses propres contradictions avant de proposer des analyses des évènements. C’est en faisant cette démarche qu’il prouve qu’il est un intellectuel et qu’il peut agir sur la démocratie. Dès lors, les « techniciens du savoir » ne faisant pas l’effort de s’objectiver ne peuvent arriver au stade de l’intellectuel traditionnel gramscien et restent des intellectuels organiques défendant leur classe. Un véritable intellectuel est nécessairement exclu du politique qui lui retire ses titres qui lui donnent sa légitimité auprès du peuple, il devient ilots un errant.
(Jean-Paul Sartre a beaucoup lu Antonio Gramsci)
Sartre milite contre l’universalité du savoir. En effet, un savoir provient toujours d’une personne singulière qui a ses propres préjugés de classe et son propre univers mental. Le seul savoir que peut nous délivrer cette personne est un savoir particulier de cette personne qu’il est impossible d’universaliser.
Quelle peut être la fonction de l’intellectuel ? Pour Sartre, la fonction de l’intellectuel peut justement être celle d’objectiver sa situation et de montrer une possibilité de sortir de son aliénation et des contraintes sociales qui ont pesé sur son esprit. On ne pourra complètement s’identifier à chaque parcours qui est singulier. Cependant, il est possible de réfléchir à ses propres aliénations et de trouver sa voie.
En objectivant sa situation, il se rend compte qu’il appartient à la classe dominante. Pour en sortir, il se doit de vivre avec les masses et comprendre leurs aliénations tout en comprenant les siennes. Tout son travail réside en la démystification de l’universalisme bourgeois tout en ne tombant pas dans l’universalisme des classes défavorisées.
Cependant, soit un intellectuel vient de la classe moyenne et ne fait que se reproduire (la large majorité) et ne peut comprendre les classes populaires, soit les il vient des classes populaires et adhère à l’idéologie de la classe moyenne car c’est le système qui lui a permis d’être un technicien du savoir. Sartre conclut avec une certaine tristesse que pour être un intellectuel, il faut cesser d’être un intellectuel.
Pour autant, tout n’est pas perdu pour les classes laborieuses. En effet, elles n’ont nullement besoin d’universalisme bourgeois pour exister. Elles ont simplement besoin de leur praxis et d’exprimer cette praxis avec leur mot en prenant en compte la particularité de chacun sans tomber dans un universalisme qui ne ferait que créer une nouvelle idéologie. L’intellectuel rallié aux masses n’a donc pas à penser le présent ou l’avenir des actions mais plutôt à se mettre en marche dans la praxis.
En définitive, ce qui reste le plus important dans la définition sartrienne de l’intellectuel défendue dans ce Plaidoyer, c’est l’importance qu’elle accorde à l’interrogation sur soi-même. En effet, l’autonomisation de l’université française ne cesse de diminuer. Les universitaires sont souvent rattachés aux médias pour exister tandis que l’université française de provinciales et voit son prestige diminuer auprès des universités américaines.
Gauchistement votre,
Le Gauchiste