Sans cesse réutilisé par les intellectuels de tout bord (Sarkozy l’avait cité juste avant sa victoire électorale en 2007), Gramsci pose question sur son actualité toujours renouvelée. On aime à imaginer que chaque nouveau stade du capitalisme représente ce que Antonio Gramsci avait nécessairement envisagé. Or, Martin Rueff nous rappelle dans la préface de Pourquoi je hais les indifférents ? (2012) qu’il faut faire attention aux transpositions trop simplistes de l’histoire.
Il en veut pour preuve la réfutation de la thèse de la continuité dans l’idéal scientifique historique proposée par Walter Benjamin. Pour ce dernier, il n’y a pas forcément de lien entre le présent et le passé et évoque l’idée de « fausse vitalité de l’actualisation » (Cf. Thèses sur l’histoire).
C’est donc avec étonnement que Martin Rueff nous propose ce recueil d’articles d’Antonio Gramsci datés entre 1917 et 1921. Gramsci rappelait lui-même la limite de relire des anciens articles en essayant se les utiliser pour comprendre le présent. Le philosophe italien note que ses articles ont surtout eu du sens lors de leur sortie notamment dans les processus révolutionnaires et moins aujourd’hui.
Pourquoi je hais l’indifférence ?
Martin Rueff rappelle les deux sources de la colère de Gramsci. La première source est celle de Rousseau dans le livre X des Confessions « La colère m’a tenu Dieu d’Apollon » avec l’illumination de Vincennes. La seconde est celle de Paul Valéry « J’ai beau faire, tout m’intéresse ».
Chez Gramsci, le refus de l’indifférence amène à une compréhension de ce refus. Il distingue trois moment face à l’indignation (sensibilité pour la ressentir, intelligence pour l’analyser et imagination pour trouver des solutions).
Gramsci raisonnait comme Paul Nizan qui fut furieux du pacte germano-soviétique. Merleau-Ponty rappelle « Cette colère, est-ce un fait d’humeur ? C’est un mode de connaissance qui ne convient pas mal quand il s’agit du fondamental. »
Lorsque Pasolini confesse ses contradictions « lo scandalo del contraddirmi. » dans Les cendres de Gramsci (publié fin 1955, début 1956), cela nous permet de nous remémorer que l’histoire n’est jamais finie comme le pense Pasolini mais que la lumière existe toujours.
Thèmes journalistiques chez Gramsci
La question de la langue
La question de la langue est très présente dès les premiers écrits journalistiques dans les années 1910. Antonio Gramsci est très influencé par L’Essai sur l’origine des langues de Rousseau. Il est passionné par le langage, il demande des lettres de sarde à ses parents. Il souhaite utiliser le matérialisme historique sur l’usage de la langue en 1918 quand il est étudiant à Turin. Cette question de la langue est ensuite présente dans les Cahiers 3,4,5 et 29 (entièrement consacré à la langue le 29).
Gramsci déclare « A chaque fois qu’effleure d’une manière ou d’une autre, la question de la langue, cela signifie qu’une série d’autres problèmes est en train de s’imposer : la formation et l’élargissement de la classe dirigeante, la nécessité d’établir des rapports plus intimes entre les groupes dirigeants et la masse populaire-nationale, c’est-à-dire de réorganiser l’hégémonie culturelle. »
C’est un grand philologue en plus d’avoir une perspective marxiste de la langue. Il développe une haine de l’espéranto qui est une langue abstraite donc pas celle du prolétariat. Il estime que c’est la spontanéité des masses qui vont instinctivement se parler et faire avancer la langue en même temps que le sens de l’histoire. L’espéranto est une mécanisation rigide de la vie pour Gramsci qui n’obéit en rien à un quelconque spontanéisme.
L’Italie
La question historique et politique de Gramsci occupe une grande partie de ses articles en plus de la question de la langue. Sur l’Italie, il affirme : « L’Italie est la terre de l’hospitalité. Les Italiens ont le coeur plus grand qu’une cathédrale. Cette solidarité est restée quelque chose de purement extérieur, une chorégraphie mièvre et inutile. L’esprit de l’Evangile n’a pas su se transformer dans la forme moderne de la solidarité. » Pourtant, la question du passage de la solidarité chrétienne à une solidarité socialiste est possible pour lui : « Les hommes de la FIAT sont des hommes en chair et en os. Ils ont résisté pendant un mois. Ils savaient qu’ils ne luttaient pas seulement en leur nom, mais pour le reste de la classe ouvrière de Turin et pour toute la classe ouvrière italienne. » Sa critique radicale des organisations syndicales et politiques s’inspire largement de celles de Rosa Luxemburg. Il rappelle qu’il ne faut pas trop user le prolétariat. Ils restent des hommes avec leurs faiblesses et leur besoin de de reposer.
L’autre question qui préoccupe Gramsci sur l’Italie est celle de la littérature italienne. Il s’exclame : « La sexualité forme la totalité du monde fantastique épico-lyrique des Italiens. Tous les grands auteurs finissent par parler de ça et de faire de cet argument l’idée principale de leur comédie ou leur drame.A en croire la littérature italienne, les Italiens sont des gorilles qui font les sentimentaux pour obtenir le but convoité. Il y a un vide spirituel et réthorique et un décalage entre la réalité des Italiens pris dans la lutte des classes et les histoires qu’on leur raconte. Il semble que la réalité de la lutte des classes et le choc des intérêts antagonistes ne puisse devenir un contenu artistique. » H.G Wells, auteur socialiste qui a beaucoup inspiré Gramsci parle de cette question dans Histoire de Monsieur Polly.
Le dernier thème évoqué pr Gramsci sur l’Italie est celle de l’inaction des dirigeants et la critique radicale de la bureaucratie. Il s’exprime aussi sur la question des inégalités régionales. Ses idées conseillantes ne font que renforcer ses positions anti-bureaucrates.
Journalistes et intellectuels
L’intérêt d’Antonio Gramsci pour le journalisme démarre dès son arrivée à Turin en 1911 où il passe son bac. Il adore La Voce et L’Unità et rêve de créer un journal socialiste.
Cependant, il fustige ceux qui se croient intellectuels car journalistes ou écrivains. Pour lui, il y a toujours le travail manuel associé au travail intellectuel chez le « véritable intellectuel. » Le philosophe italien dénonce l’impossibilité de l’autonomie de l’intellectuel car il est selon lui le représentant de l’hégémonie. Il voit le journalisme comme « persuasion permanente ».
Il rappelle sa vision du journalisme qui consiste à dire que les textes journalistiques viennent de son travail réel et n’ont d’intérêt que le jour de leur sortie dans le processus révolutionnaire. Il a toujours refusé qu’on édite ses articles de journaux alors qu’on lui a beaucoup demandé.
Famille et capital
Antonio Gramsci rappelle que les socialistes sont perçus comme anti-famille. Pour lui, c’est avant tout parce que le prolétariat ne connait pas le programme socialiste
Il défend l’idée que la propriété privée est devenue pour ses défenseurs la garantie de la sécurité individuelle et de celle de sa seule famille. Mais dans le même temps, cette propriété privée est une solution anti-humaine car elle empêche d’autres d’accéder à la propriété. On devrait pouvoir assurer la sécurité psychologique et morale de tout le monde.
Le cadre de la famille comme institution qui participe à la reproduction du capital reprend largement les idées développées par Marx et Engels.
Philosophie et politique
Le dernier thème prépondérant dans les articles de Gramsci est celui de la philosophie politique. Les articles traitant de ce sujet s’accumulent surtout à partir de 1919 avec L’Ordine nuovo. Il est question de stratégie pour arriver au socialisme et de réflexions générales sur le mouvement communiste.
Gramsci souhaite principalement « Accélérer l’avenir ». Cela se matérialise par augmenter le nombre de personnes convaincus par la cause et/ou augmenter qualitativement les convictions de ceux déjà présents dans les luttes. La victoire du socialisme ne viendra pas d’un décret ministériel donc faut arrêter de croire qu’il faut tout le temps attendre.
Il rappelle que : « Pour beaucoup, le temps n’a pas de valeur car il n’a pas de coefficient économique. Qu’est-ce que la liberté pour ceux qui ne savent pas qu’en faire et pour qui elle ne représente pas de valeur économique, la possibilité de travailler, de produire de quelque manière que ce soit ? »
Il ajoute que : « L’égoïsme, c’est le collectivisme des appétits et des besoins d’un individu, le collectivisme c’est l’égoïsme de tous les prolétaires du monde. Les prolétaires ne sont certainement pas altruistes au sens que les humanistes mollassons donnent à ce terme. L’égoïsme du prolétariat est anobli par la conscience qu’ont les prolétaires qu’ils ne pourront pas le satisfaire pleinement tant que les autres individus de leur classe ne l’auront pas satisfait. C’est pourquoi l’égoïsme prolétaire crée immédiatement une solidarité de classe. »
C’est dans ce cadre qu’il parle dans un article de 06/1919 des conseils d’usine comme « centres de la vie prolétarienne » et « futurs organes du pouvoir prolétarien ». Il est plus proche de Georges Sorel que Lénine car il pense que la révolution peut se faire sans les intellectuels, la conscience de classe peut être un processus endogène.
Il défend sans commune mesure le collectivisme. Pour lui : « Dans un régime collectiviste, la liberté et la sécurité sont pensés ensemble et non pas séparément. Les parents ne seront pas angoissés de savoir s’ils auront du pain et la sécurité collective existera en même temps qu’existera pour chacun la possibilité de se développer psychologiquement et moralement. »
Cet ensemble d’article ne doit pas nous faire oublier l’idée de Walter Benjamin qui est de ne pas toujours rendre contemporaine une pensée du passé. Ces articles nous aiguillent cependant sur les intérêts et les idées de Gramsci. N’oublions pas non plus la qualité de l’écriture et la satire bien conçue du grand philosophe italiens u communisme.
Gauchistement votre,
Le Gauchiste