Dans son ouvrage Un féminisme décolonial (2019) paru aux éditions La fabrique, Françoise Vergès s’interroge sur l’évolution du féminisme depuis les années 1970. Comment le féminisme est-il devenu compatible avec des discours libéraux et même nationalistes ? Comment ont été récupérées les luttes féministes ?
Elle note avec enthousiasme qu’un des faits originaux de ce début du XXIème siècle est le grand développement du féminisme décolonial. L’autrice française a été dans plusieurs groupes du MLF qui prennent en compte le contexte post-colonial de Mai 68. Elle y rappelle ses engagements anticapitalistes et ses origines familiales communistes et anticolonialistes.
Eléments du définition du féminisme décolonial
Approche générale
Dès les débuts de son essai, Françoise Vergès questionne la relation entre le développement de l’esclavage au XVIème siècle et le développement des féministes occidentaux. Pour elle, il est primordial de comprendre comment le féminisme se développe en relation avec le colonialisme, l’impérialisme. S’il ne le fait pas, c’est un féminisme raciste. L’autrice décoloniale remet en question la croyance selon laquelle la lutte féministe est forcément universel, contre le racisme et le néocolonialisme.
Elle précise sa définition du féminisme décolonial : « Parmi les axes de lutte d’un féminisme décolonial, il faut tout d’abord souligner le combat contre la violence policière et la militarisation accélérée de la société, sous-tendue par une idée de la protection confiant à l’armée, la justice de classe/raciale et à la police le soin de l’accomplir. »
Intersectionnalité ou multidimensionnalité ?
Darren Lenard Hutchinson préfère parler de multidimensionalté plutôt que d’intersectionnalité car c’est plus complet pour lui. L’intersectionnalité s’attaque aux sections des aliénations alors que la multudimensionnalité parle toujours d’ensembles.
Tout ne s’influence pas forcément (capitalisme, féminisme, colonialisme, droit des migrants) mais il faut toujours se demander si des liens existent. Cela permet aussi de ne pas faire d’idée pré-conçues qui hiérarchiseraient arbitrairement les luttes.
Ceci nous amène à considérer que ce n’est pas parce que les femmes ont elles-même été victimes du patriarcat qu’elles ne participent pas à d’autres systèmes d’oppression comme le colonialisme ou le capitalisme. Les femmes n’existent pas comme un groupe social naturel en soi. C’est le fruit d’expériences contraires, de constructions sociales. C’est en cela que la blanchité n’est pas pensée car elle est considérée comme universelle.
Le féminisme de politique décolonial n’est pas un nouveau féminisme mais la suite d’un féminisme des Suds peu écouté. Par exemple, le féminisme noir et notamment le féminisme marxiste noir s’intéresse à la question du travail domestique depuis plusieurs siècles.
Elsa Dorlin propose des études novatrices très importantes sur les relations entre accumulation des richesses, économie plantationnaire et viol.
Les femmes et le colonialisme en France : le féminisme civilisationnel
Le féminisme occidental se développe beaucoup au XVIIIème siècle au moment même où l’esclavage est le plus fort. Peu de femmes étaient opposées à l’esclavage. (Cf. Olympe de Gouges Zamora et Mirza où une femme blanche libère les femmes noires).
Le féminisme civilisationnel nait de la colonie. Les femmes civilisationnelles ne prennent pas en compte les femmes colonisés pour développer leurs idées et leurs révoltes. Très peu de femmes comme Louise Michel et Flora Tristan critiquent radicalement l’esclavage. Pour les autres, l’Empire colonial peut devenir au service des femmes colonisées.
Dans son journal La Citoyenne, Hubertine Auclert demande le droite de vote des femmes à la fin du XIXème siècle en disant qu’il n’est pas normale que des femmes n’aient pas le droit de femmes alors que les hommes noirs des colonies l’aient.
La réflexion de Franz Fanon dans L’an V de la révolution algérienne sur le rôle que le colonialisme donne aux femmes au XXème siècle est très célèbre et éclairante : « A un premier niveau, il y a une reprise pure et simple de la fameuse formule « Ayons les femmes, le reste suivra ». L’administration coloniale peut alors définir une doctrine politique précise : « Si nous voulons frapper la société algérienne dans sa contexture, dans ses facultés de résistance, il nous faut d’abord conquérir les femmes ; il faut que nous allions les chercher derrière le voile où elles se dissimulent et dans les maisons où l’homme les cache. » C’est la situation de la femme qui sera alors prise comme thème d’action. L’administration dominante veut défendre solennellement la femme humiliée, mise à l’écart, cloîtrée… On décrit les possibilités immenses de la femme, malheureusement transformée par l’homme algérien en objet inerte, démonétisé, voire déshumanisé. Le comportement de l’Algérien est dénoncé très fermement et assimilé à des survivances moyenâgeuses et barbares. Avec une science infinie, la mise en place d’un réquisitoire-type contre l’Algérien sadique et vampire dans son attitude avec les femmes, est entreprise et menée à bien. L’occupant amasse autour de la vie familiale de l’Algérien tout un ensemble de jugements, d’appréciations, de considérations, multiplie les anecdotes et les exemples édifiants, tentant ainsi d’enfermer l’Algérien dans un cercle de culpabilité. »
Développement du féminisme civilisationnel et tournure néolibérale
Les années 1970 : Réaction libérale face au féminisme révolutionnaire
Le 27/11/1989, une tribune est publiée dans la presse. Elle est signée par Gisèle Halimi, Alain Finkelkraut, Elisabeth Badinter contre le foulard islamique. Le tournant des années 1970 marquait déjà un profond changement où la La Ligue du droit international des femmes (anciennement Ligue du droit des femmes fondé par Simone de Beauvoir) estime que les femmes musulmanes sont nécessairement victimes de leur port du voile et du patriarcat moyenâgeux des hommes musulmans.
A partir de ce moment-là, les féministes occidentales désignent clairement les Suds comme une menace pour la condition féminine, elles étant les garantes des droits des femmes. Le sommet du G7 en 1989 marque un nouveau tournant. On y voit clairement l’opposition entre les luttes anticapitalistes et les dirigeants du G7 qui veulent une globalisation heureuse tout en luttant contre les inégalités etc, les femmes civilisationnelles sont avec le G7 et permettent à des femmes d’avoir du pouvoir. L’opposition est entre les humanitaires autoproclamé du G7 et les décoloniaux.
Le féminisme et la fin de l’histoire dans les années 1990
Plusieurs groupes féministes radicaux dans les années 1970 ont étudié les relations entre capital, féminisme, fait religieux. Les années 1990 sont un tournant où le féminisme rejoint en majorité le mouvement libéral. Cette transformation du féminisme s’inscrit dans la « fin de l’histoire ».
Les féministes libérales parlent de simples changement de mentalités avec l’éducation sans remettre en cause les structures aliénatoires, notamment celles du capitalisme racial. Les chiffres de l’INSEE montrent qu’une faible part des femmes accèdent à des postes de classes supérieures car l’écrasante majorité reste à des bas salaires.
Pour Françoise Vergès, on distingue deux types de patriarcat. Celui moderne qui fait tout s’intégrer dans le marché, y compris toutes les catégories LGBTQIT+. Le deuxième patriarcat est nationaliste et néofaciste ; il s’attaque directement aux LGBTQIT+. L’autrice décoloniale prend en compte les études de Christina Sharpe dans In the Wake : on Blackness And Being où elle montre que le féminisme blanc ne s’est pas décolonisé.
Un élément prépondérant du féminisme occidental : le contrôle des naissances et des corps comme un élément qui s’inscrit dans la logique du capitalisme
Un des symboles de ce développement du féminisme civilisationnel est l’apparition du fémonationalisme. Pour le fémonationalisme, l’entrée des femmes d’origine étrangère au sein du marché du travail dans les années 1980 doit leur permettre de s’intégrer et d’être moins soumise à leur mari et à l’influence nécessairement misogyne de l’islam. Les féministes qui les encouragent à occuper des emplois de soins, de ménage sous-payés sont les mêmes qui considéraient ces métiers comme dégradants dès les années 1970.
Cette entrée des femmes du « Sud » dans le marché du travail français fait suite au processus de décolonialisation mais s’inscrit toujours dans une dynamique coloniale. Les femmes des départements d’outre-mer rapatriées en France avec le BUMIDOM pour faire les travaux de ménage, de soin en sont le symbole.
Récupération du féminisme révolutionnaire et pacification des luttes des femmes
Il est important de comprendre comment le féminisme civilisationnel a récupéré les luttes des féministes révolutionnaires pour pacifier les conflits sociaux. Celui-ci a fait peu de censure directe mais a largement participé à la mise en place de processuss d’oublis des féministes anti-impérialistes et plus globalement des féministes du Sud.
Ce féminisme civilisationnel a incorporé certaines luttes féministes (contre le viol, contre les inégalités salariale, pour l’avortement) et a dans le même temps abandonné d’autres thèmes plus révolutionnaires (queer, anti-impérialisme, lutte des classes).
François Vergès résume cette idée ainsi : « Nous ne devons pas sous-estimer la rapidité avec laquelle le capital se montre capable d’absorber des notions pour en faire des slogans vidés de leur contenu : pourquoi le capital ne serait-il pas capable d’incorporer l’idée de décolonisation et de décolonialité ? Le capital est colonisateur, la colonie lui est consubstantielle, et pour comprendre comment elle perdure il faut se libérer d’une approche qui voit exclusivement dans la colonie la forme que lui a donné l’Europe au XIXème siècle et ne pas confondre colonisation et colonialisme. »
Gauchistement votre,
Le Gauchiste