L’ouvrage La nation en récit (2021) Sébastien Ledoux s’inscrit dans une démarche scientifique spécifique relative à l’étude du récit national. Il ne tente pas de donner une définition de la nation française mais plutôt d’étudier les récits nationaux car ceux-ci ne doivent pas être laissés à ceux qui les produisent. Le XVIIIe siècle voit les sociétés occidentales se séculariser.
Le récit national se développe car les théories philosophiques comme celles de Rousseau en viennent à considérer que l’Etat-nation est une construction sociale. Il faut donc justifier l’idée de nation d’un point de vue matériel. Face à cette considération, des récits nationaux sont créés.
L’étude du récit national en histoire connait un regain d’intérêt à partir des années 1980 chez les historiens britanniques puis en France dans les années 1990 avec notamment La Création des idées nationales. Europe XVIIIe-XXe siècle (2001) de Anne-Marie Thiesse. L’idée de Nation a subsisté face à l’internationalisation de l’idée communiste puis de l’idée libérale. Les chiffres montrent que les Français, au XXIe siècles, sont plus attachés à la Nation qu’au XXe siècle, notamment chez les jeunes.
Ce retour identitaire fait notamment suite à la crise du marxisme et à la peur de la mondialisation. Sébastien Ledoux ouvre un certain nombre de pistes de réflexions (le récit national comme fait social et historique, les enjeux de la production et de la diffusion du récit national à travers l’exemple de l’école, les fonctions du récit national, les discussions historiographiques sur ce récit national et finalement les liens entre ce qu’il a étudié et le thème général du séminaire).
Le récit national comme fait historique et social
Le début de son ouvrage démarre par la mise en perspective du récit historique en tant que fait historique et social. Plusieurs éléments clés se sont déroulés depuis les années 1970. Premièrement, les acteurs évoqués au sein de ce récit national ont évolué. Jusqu’aux années 1970, les acteurs mobilisés au sein du récit national sont les grands « héros de la nation ». Le contexte social et politique, avec notamment le jugement de Klaus Barbie en 1987, pousse à considérer davantage les minorités (juives, algériennes et descendantes d’esclaves) comme actrices du récit historique.
Il faut attendre la seconde moitié des années 1980 pour que ces acteurs prennent une véritable place au sein du récit national. En proie à des influences politiques, le récit national se recentre avec le duo Buisson/Sarkozy sur les « grands héros » de la nation jusqu’à la présidence d’Emmanuel Macron, qui lors de sa visite de la nécropole de Saint-Denis le 5 avril 2018, s’exclame « Ils sont tous là. » Le récit national centré sur les « héros » est utilisé à la fois par la droite et la gauche.
Par exemple, François Mitterrand voit dans le récit des grands hommes une façon d’orienter la population vers une lecture plus socialiste et révolutionnaire de la société. Néanmoins, la présidence de François Hollande a vu se développer une vision plus horizontale du récit historique. L’ex-président de la République veut la « paix des mémoires ». Il reprend l’idée de l’historien Benjamin Stora de dépasser la « guerre des mémoires ».
Par ailleurs, La question de la mobilisation des acteurs est liée à la conception de la dette envers le passé. On passe selon les périodes d’une dette envers les « grands héros » à une dette envers les « minorités ». Depuis 2015, les attentats ont amené la dette à ne pas être seulement envers le passé mais aussi envers le présent immédiat avec les morts du terrorisme, les morts de guerre et les forces de l’ordre assassinés par des terroristes.
Lieux de production et d’enseignement du récit national : le cas de l’école
Sébastien Ledoux propose par la suite une étude sur l’enseignement de ce récit national. Jusque dans les années 1970, l’enseignement de l’histoire est encore beaucoup centré autour des héros. Un certain malaise traverse les enseignants en histoire car ils ont conscience de former les élèves au nationalisme et au patriotisme.
Une controverse éclate en 1979 avec un article très conservateur du Figaro sur le futur de l’enseignement de l’histoire. Jusqu’à aujourd’hui, un certain écart demeure entre les consignes données aux enseignants (histoire chronologique, patriote, orientée vers les grandes figures) et l’enseignement en lui-même qui est plus nuancé. L’école reste, après les attentats de Charlie Hebdo, le lieu principal où se cristallisent les tensions du pays. La France ne parvient pas à créer une histoire commune au présent.
Les fonctions du récit national par ceux qui l’utilisent : Pourquoi le récit national ?
La construction sociale et historique du récit historique et son enseignement à l’école pose une question fondamentale : quelles sont les fonctions données au récit national selon les différents acteurs qui produisent ces récits nationaux ? Jusque dans les années 1970, le récit national sert principalement à justifier l’universalisme français au détriment d’évènements traumatisants comme la Shoah, l’esclavage ou encore la guerre d’Algérie.
Les années 1970 vont faire émerger un nouveau récit national qui intègre les minorités et fait basculer ce récit vers un versant « négatif » où il s’agit de se rappeler le passé afin de ne plus reproduire les erreurs et de consolider le lien social. C’est un retournement face au récit national universaliste qui servait avant tout à rappeler les progrès anciens en vue de progrès futurs. Cet ajout du récit national « en négatif » permet de résoudre, artificiellement, le paradoxe républicain entre l’universalisme progressiste et le passé colonialiste.
Dans cette même dynamique de récit « en négatif », mais pour des raisons opposées, Nicolas Sarkozy construit à partir du milieu des années 2000 un récit national à la fois pour conquérir le pouvoir et pour créer une société du « nous » et du « eux ». Le duo Sarkozy/Buisson ouvre la voie à un « populisme patrimonial ».
Se déploie alors à une bataille idéologie « gramscienne » où la droite, veut imposer l’idée que la France serait en déclin et que le récit national, trop orienté vers la « repentance », est une marque de ce déclin.
Enfin, le récit national sert aussi aux tenants du pouvoir à justifier une idée que ceux-ci se font de la place de la France au sein des relations internationales. Emmanuel Macron justifie le récit national universaliste au nom du rôle que la France devrait continuer à jouer à l’international et par sa défiance envers l’ennemi intérieur qu’est l’islamisme radical.
Science historique, historiographie et récit national
Face à ce récit national, construit socialement et utilisé à des fins idéologiques, les historiens proposent depuis les années 1970 de nouvelles réflexions historiographiques afin de lutter contre la radicalité de certains récits nationaux. Déjà en 1919, Lucien Febvre critique violemment l’histoire patriotique de l’école méthodique dans son texte « L’histoire en ruines », prononcé à Strasbourg en 1919.
Dans le contexte des années 1970, les historiens s’intéressent de moins en moins aux grandes figures historiques. Tout comme Hobsbawm et Thompson, ils déplacent leur intérêt vers une histoire par le bas pour continuer le récit national. C’est dans ce cadre que sont édités Les Carnets de Guerre de Louis Barthas (1914-1918) chez les éditions Maspero en 1977. Dans le même temps, la psychanalyse influence l’histoire des minorités.
On pense que l’histoire va soigner les blessures et participer à un récit national plus apaisé et plus représentatif. La création de l’Institut national du temps présent en 1978 s’inscrit dans ce contexte particulier.
Qui plus est, la crise de l’idée progrès historique touche particulièrement l’histoire en tant que discipline. Face à la poussée nationaliste du récit historique, Patrick Boucheron réunit 122 historiens pour écrire L’Histoire mondiale de la France (2017) et démontrer que les évolutions de la France sont liées à un contexte international, ce qui critique une vision nationaliste et ethnocentrée du récit national.
Aussi, et sans tomber dans des idées marxistes dogmatiques, Gérard Noiriel propose une Histoire populaire de la France, 2018 pour montrer avec une histoire par le bas, que la nation est une construction sociale faite aussi par les classes laborieuses.
Le récit national et ses influences sur la cohésion sociale
Ces considérations nous invitent à réfléchir au lien entre les dynamiques du récit national et le thème du séminaire. Quel est le rôle du récit national dans l’intégration ou l’exclusion des différentes catégories de population ?
Premièrement, il convient de rappeler que la finalité du récit national est de légitimer l’existence de l’Etat-nation, ce qui suppose une justification même de cette forme politique. Sébastien Ledoux ne propose pas une remise en cause radicale de l’Etat-nation mais expose une vision alternative du récit national.
Est-ce que le devoir de mémoire envers les minorités produit une dette plus enviable que la dette ressentie face aux « héros de la nation » ? Est-ce que l’inclusion dans le récit national des minorités victimes d’oppressions amène ces minorités à participer davantage à la chose publique ? L’auteur estime que l’intégration des minorités dans le récit national a eu peu d’influence favorable dans la lutte contre le racisme et l’antisémitisme.
Cependant, lorsque Nicolas Sarkozy fait émerger un récit national fondé sur le « nous » et le « eux », ce récit a des conséquences très négatives. Pour Sébastien Ledoux, les deux formes contemporaines du récit historique (en « négatif » et le discours progressiste néolibéral) sont toutes les deux très individualistes et montrent leurs limites dans la prévention du racisme et de l’antisémitisme. Elles ne créent pas un sentiment véritablement commun et une culture sur laquelle se rassembler.
Pour l’auteur, le récit national le plus fécond ne serait pas en réalité un questionnement sur le récit national en lui-même ? Non pas qu’il faudrait par exemple rejeter ou encenser les Lumières mais plutôt comprendre ce qu’elles ont pu apporter et leurs limites. Voilà une réflexion qui pousse à du courage politique et intellectuel mais qui se doit d’être portée.
Pour lui : « Il s’agit de repenser la narration nationale dans une histoire de construction de communs, pensés en termes de coactivités, et pas en termes de copropriétés ou de coappartenances, répondant aux aspirations des personnes, quels que soient leurs origines, leur sexe, leurs opinions, leur religion, leurs conditions sociales, à mener une vie libre et digne au sein du territoire national. ».
Une des solutions serait de proposer des récits nationaux du commun en remémorant des événements du passé au sein desquels différents groupes sociaux (race, genre, classes sociales) ont participé à des conceptions renouvelées de l’universalisme qui seraient véritablement inclusives.
Gauchistement votre,
Le Gauchiste