Présentation du procédé de l’expulsion locative

Paru en janvier dernier, De gré et de force, comment l’Etat expulse les pauvres (2023), est une enquête sociologique sur un procédé encore peu documenté par la littérature : les expulsions locatives (Engels en parle par exemple dans  La question du logement (1969). Dans son étude, Camille François nous invite dans cet ouvrage à rentrer dans les sphères des pouvoirs de l’administration qui gèrent la vie locative des plus démunis.

Le sociologue part du postulat qu’il est impossible de comprendre comment se déroulent les procédures d’expulsion sans s’intéresser aux « petites mains de l’Etat » et comment celleux utilisent la violence légitime de l’Etat.

Camille François s’intéresse à trois problématiques principales :

Comment ça se fait que les gens obéissent alors même qu’une expulsion locative est un évènement très traumatisant ? Question très importante du livre.

Comment contredire les préjugés sur les classes populaires avec nouvelle façon de faire de la sociologie des classes populaires ? (Cf. Marie Cartier, Isabelle Coutant, Sociologie des classes populaires contemporaines)

Pourquoi la violence de l’Etat a augmenté de façon autonome et cela indépendamment de la violence produise par les propriétaires ?

Pourquoi les agent·e·s de l’Etat acceptent d’expulser les pauvres ?

Pour expliquer l’obéissance des agent·e·s de l’Etat dans la procédure des expulsions locatives, Camille François retrace tous les maillons de la chaine qui, mis un à un, créent une lignée où la responsabilité individuelle de chacun·e est largement diminuée et où la violence légitime de l’Etat finit par être acceptée.

Les agent·e·s de recouvrement

Profil de ces agent·e·s

Les agent·e·s de recouvrement exercent un métier qui a pour caractéristique d’exercer une « violence confortable ».

Les agent·e·s de recouvrement ne sont quasiment que des femmes avec des origines sociales très modestes et qui ont maximum un bac +2 et qui habitent parfois dans des HLM. Ainsi, ces agent·e·s ont de fortes dispositions ascétiques. Elles-mêmes luttent pour ne pas être endetté et elles ne supportent pas que les autres le soient. (Cf. Viviana Zelizer, La signification sociale de l’argent)

Ces agents ont les caractéristiques des familles de « petits-moyens » situés entre les classes moyennes et ceux tout en bas de l’échelle sociale.

Leur travail est très mal jugé par rapport aux autres dans le logement social. Quasiment personne ne veut le faire et les autres services évitent d’avoir des relations avec les personnes du recouvrement.

Stratégies de distinction face aux mauvais payeurs

Olivier Schwartz explique très bien dans (Le monde privé des ouvriers p. 109-124) le fait que ces catégories sociales des agent·e·s de recouvrement pensent que leurs intérêts socio-économiques sont opposés à ceux qui sont en bas d’eux dans l’échelle sociale.

Les principes moraux de ces travailleurs·euses

Aussi, les classes populaires non endettés et en difficulté endossent considèrent qu’elles ont le rôle moral de faire en sorte que les classes populaires ne se déclassent pas trop (Cf. Vincent Dubois – La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère)

Les agents de recouvrement agissent comme un accordéon car ils permettent parfois aux locataires de recalculer leurs aides en APL et autres prestations mais en même temps de leur demander de rembourser les dettes. Les agent·e·s de recouvrement sur-évaluent leur main gauche pour justifier leur main droite alors que elleux n’ont pas la véritable main sur des mécanismes structurels.

Un travail pas si inconfortable

Pourtant le travail d’expulsion n’est pas du tout vécu comme une « banalité du mal » par les agents de l’Etat. Il est même plutôt valorisé car les agents de recouvrement viennent souvent d’autres secteurs d’activité beaucoup moins valorisés et voient leur travail comme une promotion sociale.

Souvent ces femmes ont travaillé dans des services bien pires comme l’office de l’immigration. Elles sont tellement soulagées de quitter ces postes qu’à côté elles ne vivent pas mal de travailler dans les expulsions locatives.

Les employés aux expulsions locatives ont des relations quasiment que par téléphone et par courrier avec les usagers contrairement à l’office de l’immigration et ses guichets. Cela est très apprécié par les agents de recouvrement et ça limite la contrainte morale.

L’oppression de genre et de race

Inégalités sur les traitements des personnes endettés, inégalités structurelles.  Il y a des cibles privilégiées sur les personnes à faire payer, notamment les femmes.

Les agent·e·s de recouvrement donnent des obligations morales aux femmes de faire payer leurs maris, leurs enfants et de mieux gérer les dépenses du foyer.

Les agent·e·s de recouvrement se voient comme des mères face à ces mères qu’elles interpellent pour les aider à être de « meilleurs mères », ces agences de recouvrement vont se perpétrer à travers leurs propres déterminismes sociaux des relations sociales genrées. Camille François observe également un grand sentiment de honte de celleux qui sont convoqué·e·s au tribunal et un sentiment de perte de respectabilité, surtout chez les femmes 

Historiquement on assène aux femmes de gérer les dépenses du foyer

Enfin, Camille François distingue des oppressions liées à l’origine ethnique de la part des agent·e·s de recouvrement qui ont des préjugés sur les populations. Certaines sont accusées de ne jamais payer alors que d’autres ethnies seraient plus conciliantes. Le racisme institutionnel fait diminuer le poids moral moyen des agents de l’Etat à faire leur travail donc y’a bien du racisme symbolique mais Camille François a également démontré que, toutes choses étant égales par ailleurs, le critère de la race ça n’a pas forcément d’influence toutes autres choses étant égales par ailleurs sur les expulsions.

Les juges

Face au choix tragique de l’expulsion (un « choix tragique » est une décision institutionnelle qui affecte de manière radicale les conditions d’existence des individus) et qui le conduit à inventer des « principes de justice locale » pour justifier leur décision,,les juges sont pris par des principes différents et ont une influence telle qu’on peut parler d’effet de juge. car toutes autres choses étant égales par ailleurs, les décisions peuvent être très différentes.

Les juges ont des « seuils critiques d’expulsion judiciaire » différents. Pour certains juges le seuil correspond à 4000 euros de dettes maximum alors que pour d’autres c’est 6000 euros. Il n’y  aucune loi sur ça et toutes choses étant égales par ailleurs, il y a bel et un bien un effet juge.

Camille François distingue plusieurs profils de juges :

1- Les avocats reconvertis : ils viennent souvent de juridiction plus valorisées et méprisent la juridiction des expulsions locatives

2- Les juges par excellence : Magistrat·e·s par la « grande porte ». Iels valorisent les horaires de travail, le côté intéressant, varié ainsi sur leur rôle de redistribution du capital du haut de leur haut capital culturel. Ils peuvent être donc plus cléments avec les locataires en procédure d’expulsion

3- Ceux arrivés par la « petite porte » : iels viennent du bas de l’échelle juridique et ont un sentiment d’illégitimité. Souvent il aiment leur travail car ils s’identifient aux « petites gens » et veulent trouver des terrains d’entente de justice sociale pour préserver le « pacte social » sans pour autant tomber dans un misérabilisme

La police

Le métier de policier dans les expulsions est très peu valorisé au sein de l’institution policière car c’est à la fois de la « police administrative » et de la « police de tranquillité publique » mais les agents policiers ont souvent fait des métiers encore pire avant donc promotion sociale quand même. Même idée que pour les agents de recouvrement.

Iels ont cependant certains avantages par rapport aux autres corps de la police car i n’y a pas de travail de surveillance (ou très peu) et horaires conciliables avec la vie personnelle et familiale. Surtout, les agent·e·s de police font un grand travail avant de procéder à un concours de la force publique qui fait que la large majorité des locataires sont déjà partis avant l’arrivée de la police et que la plupart acceptent de partir lorsque la police arrive.

Derniers maillons de la chaine de l’expulsion, la police profite d’un long travail au sein duquel les administrés ont vu un certain nombre d’agents de l’Etat qui amène ces administrés à laisser la police les expulser.

Dynamiques et mécanismes de défense des locataires, des propriétaires et de l’Etat

L’Etat et les expulsions locatives

Camille François s’appuie largement sur le livre Sur l’Etat : Cours au Collège de France (1989-1992) de Pierre Bourdieu qui a apporté une critique radicale de l’approche monolithique de l’Etat en termes de valeurs et d’idéologies.

Malgré la complexité de la main gauche et de la main droite de l’Etat, Camille François décèle une augmentation de la violence de l’Etat indépendamment de l’action des propriétaires. Pourquoi donc la violence de l’Etat a augmenté ?

Chiffres de l’augmentation des expulsions locatives

Les expulsions locatives ont augmenté de 11% lors de la décennie 2010 alors que les recours des propriétaires n’a augmenté que de 4% donc l’Etat expulse davantage et même plus que par rapport à l’augmentation des demandes d’expulsion des propriétaires.

La chaine de légitimation de l’Etat

Les expulsions sont au coeur des dispositifs administratifs et les maires et autres personnes de pouvoir ont leur mot à dire sur cette question.

Depuis les années 1980, ce n’est plus que le préfet qui décide des expulsions, il y a désormais des commissions avec les agents de recouvrement et les collectivités locales. Cela permet de légitimer l’action de l’Etat.

Camille François note bien les rapports de force qui existent entre les collectivités locales qui défendent souvent les locataires et les agent·e·s de l’Etat qui défendent plutôt les propriétaire.

Les commissions ont été imposées par les municipalités à majorité communistes pour aider les locataires en procédure d’expulsion. Beaucoup d’élus ont par le passé fait des actions violentes (Cf. Cécile Péchu, Droit au logement, génère et sociologie d’une mobilisation, Dalloz, 2006, 539 p.

En 2013, certains ont voulu supprimer les commissions mais gronde des élus locaux. Malgré tout, est-ce que l’existence de ces commissions est vraiment favorable aux locataires ou bien est-ce que ces élus locaux n’avaient pas des stratégies plus efficaces en agissant hors-commissions ? (sabotage, résistance populaire).

Tout ceci pose la question de l’efficacité de l’action des élus entre le fait d’être dans un cadre légal et le fait de se révolter à l’extérieur en étant contre la loi.Paradoxal car avant la politisation des élus se faisait à l’extérieur.

Pourquoi l’Etat augmente sa violence ? Principes d’action de l’Etat et nouveaux contextes

Il existe un certain degré d’autonomie de l’Etat dans les procédures d’expulsion et il a son degré de responsabilité dans l’augmentation du nombre d’expulsions

On distingue trois logiques régaliennes qui dictent l’action de l’Etat dans les procédures d’expulsion :

° La logique de calendrier : Les deux trèves (hivernale + vacances scolaires qui est appliquée dans de nombreux départements pour que les enfants aient un foyer à la rentée.

° Logique de police : Le ménage est convoqué au commissariat et c’est bien vu de venir

° Logique de budget : Baisse de l’indemnité donnée aux propriétaires après les expulsions donc l’Etat veut expulser les ménages pour vite pour diminuer les indemnités données aux propriétaires. C’est la raison principale qui explique qu’on expulse davantage les pauvres. En réalité cela change rien car le Trésor public finit de rembourser les propriétaires dans tous les cas par la suite.

Le contexte joue aussi beaucoup dans l’application de ces principes, notamment la Réforme de l’Etat.

Le néolibéralisme (moins d’aides sociales pour les ménages + moins de travail) et service public dégradé, ça a une force influence sur le logement qui est déjà le lieu où se structurent le plus fortement les inégalités.

Comment se défendre en tant que locataire ?

Les pauvres ne savent-ils pas gérer leur argent ?

Parmi les trois enjeux de son enquête, Camille François tente de procéder à un renouvellement de la sociologie des classes populaires. Il note le préjugé comme quoi les pauvres ne savent pas gérer leur argent

Celui-ci observe que les classes modestes font des arbitrages entre les différentes formes de dette, ce qui permet d’échapper à la vision misérabiliste car il y a une véritable agentivité de ces classes modestes sur la gestion de leurs ressources.

Beaucoup de travaux sociologiques ont démontré que les pauvres ne géraient pas forcément mal leur argent.

Les milieux populaires étudient les avantages comparatifs des différentes façons de s’endetter. Pourtant, cette idée de l’incompétence est très répandue chez les agents de recouvrement de l’Etat. Les agent·e·s distinguent les « bons pauvres » et les « mauvais pauvres » selon s’ils ont des dettes ou non (Cf. Jean-François Laré et Numa Murad, L’argent des pauvres, la vie quotidienne en cité de transit, Seuil, 1985, 224 p.)

La présomption de culpabilité envers la mauvaise gestion financière des plus pauvres est ce qui joue en le plus en la défaveur des locataires endettés.

Les mécanismes de défense face au spectre de la dette

La très large majorité des locataires s’endette sur une très courte durée. Il y a sept fois moins de locataires qui ont une seconde relance après la première. On note un caractère chronique mais transitoire des dettes locatives. Cette façon temporaire de s’endetter est très souvent liée à une forme de maitrise de l’endettement.

La dette locative arrange les ménages pour plusieurs raisons :

° La non-mensualité des loyers (possibilité de payer quand on veut dans le mois). Les classes populaires ont des revenus très irréguliers car précarité et primes de fin de mission avec les CDD et les intérims.

° La possibilité de payer de beaucoup de façons différentes sans qu’il y ait d’intérêt. Les locataires préfèrent payer en espèce et en carte bleue et ne veulent pas de prélèvement automatique 

° Les locataires ont des intérêts comparatifs par rapport aux autres formes de dettes concernant les créanciers. Iels n’ont pas d’interlocuteur direct

Les locataires ressentent une obligation morale du loyer comme moins forte par rapport à l’éducation (cantine scolaire notamment) et les dépenses pour les sociabilités familiales. Les chargés de recouvrement tentent donc de renverser ces hiérarchisations morales de l’endettement.

Contrairement à une idée répandue, les classes populaires ont une forte rationalité dans la gestion de leurs dettes. Colette Petonnet parle de « système de défense contre les institutions budgétaires »

Se défendre au tribunal

Lors de son enquête, Camille François note que 65% des locataires qui ne se présentent pas sont expulsés contre 25% de ceux qui se présentent.

Il ajoute que 6% des locataires ont un avocat contre 81% des propriétaires. Or, avoir un avocats pour un locataire est plutôt mal vu pour leur sort. Statistiquement la présence d’un avocat pour les locataires pèse très peu sur le jugement final..

La procédure d’expulsion est d’une grande simplicité ce qui amène les juges à avoir des décisions très « terre à terre ». Le droit des expulsions est parmi les droits les plus méprisés dans la hiérarchie symbolique du droit.

Il y a beaucoup de jugements et beaucoup de retards donc les juges s’énervent facilement quand un avocat ou un locataire propose une argumentation dépassant les 30 secondes. La présence d’un avocat pour le locataire est vu comme une volonté de renverser le rapport de force et c’est très mal vu. Les locataires, pour aller dans le sens de leurs intérêts doivent reconnaître une mauvaise gestion et accepter plus favorablement les propositions des juges et des propriétaires.

Les mécanismes mis en place par les propriétaires

Pour défendre leurs droits, les propriétaires peuvent compter sur la justice de classe. Cependant, tout n’est pas si linéaire. Certains magistrat avec un certain capital culturel peuvent défendre les locataires endettés et mépriser les propriétaires trop concentrés sur des questions financières.

La justice de classes existe entre propriétaires et locataires mais aussi entre les propriétaires. Il y a une forte inégalités entre les propriétaires multipropriétaires et ceux qui sont des petits propriétaires par rapport à leur « capital procédural » (connaissance du fonctionnement de la justice). Les juges en prennent conscience et ça participe à aider davantage les propriétaires au vu des inégalités qui existent parmi ces propriétaires.

Conclusion : Quelle justice représente la justice des expulsions locatives ?

A travers son enquête sociologique, Camille François tente de montrer que la justice des expulsions locatives remplit pleinement les caractéristiques de la justice de classe, de genre et de race.

Le sociologue rappelle que le but de l’Etat est avant tout d’éviter la crise de reproduction du capital : « Ce capital, impose ce que les marxistes appellent une « crise de reproduction », en le réduisant à un patrimoine mort, qui coûte mais ne rapporte rien. La procédure d’expulsion peut de ce point de vue être considérée comme le dispositif par lequel l’Etat assure la reproduction de ce capital, en rétablissant ses conditions de rentabilité (par le recouvrement des dettes et la reprise du paiement du loyer) ou en remettant en circulation (par le délogement des occupants).

Camille François expose également la dispersion des responsabilités au sein de toute la chaine administrative afin de réduire les différentes responsabilités individuelles : « De même, la fréquence et la cadence des délogements réalisés chaque année dépendent directement de choix politiques, aussi bien nationaux que locaux. J’ai montré que l’augmentation des expulsions par la police, plus forte que celle des procès intentés par les propriétaires, découle des politiques d’austérité budgétaire décidées par le ministre de l’Intérieur, comm lorsque de dernier a souhaité réduire le budget alloué à l’indemnisation des bailleurs dont le jugement d’expulsion n’est pas exécuté dans les délais légaux. Les expulsions locatives ne sont donc pas une fatalité, et leur coût social devrait faire l’objet d’un véritable débat public. »

Enfin, le sociologue insiste sur l’agentivité des classes populaires endettées. Le fait d’avoir des dépenses exceptionnelles et de s’endetter de manière chronique mais très souvent temporaire est une façon de retrouver une dignité humaine en priorisant ses dépenses. En fonction de la place dans le rapport de production, on peut s’endetter de façon très différente (les riches peuvent s’endetter très facilement auprès des banque pour accumuler du capital alors même qu’une telle chose est impensable pour des pauvres alors qu’on ne verrait pas pourquoi une personne de catégorie modeste ne pourrait pas mener à bien un investissement financier (immobilier ou autre) avec l’argent de la banque. Face à cette injustice, les classes très modestes utilisent la possibilité de s’endetter de façon différente en maximisant leurs intérêts spécifiques car d’autres formes d’intérêts et de possibilités leur sont interdites.

Gauchistement votre,

Le Gauchiste