De la formation algérienne à la consécration littéraire
La formation algérienne
L’enfance d’Albert Camus est traversée avec deux parents français venus immigrer en Algérie dès la première heure. Son père, viticulteur, meurt pendant la Grande Guerre en Octobre 1914. Sa mère décide d’installer la famille (avec Albert et son frère aîné Lucien) dans le quartier populaire de Delcourt en Algérie.
L’écrivain français garde pour autant de très bons souvenirs de son enfance : « La pauvreté, d’abord, n’a jamais été un malheur pour moi : la lumière y répandait les richesses […]. Dans tous les cas, la chaleur qui régnait sur mon enfance m’a privé de tout ressentiment. » (Cf. L’Envers et l’endroit).
(L’Envers et l’Endroit d’Albert Camus)
Le tournant se situe en 1930 où il a 17 ans. Il doit quitter le foyer familial car il est atteint d’une tuberculose. Il déménage chez son oncle Gustave Acault. Le jeune français commence sa carrière de lecteur : « Un oncle qui avait pris en charge une partie de mon éducation me donnait parfois des livres. Boucher de son état et achalandé, il n’avait de vraie passion que pour la lettre et les idées. […] Je lisais tout, confusément, en ce temps-là ; j’ai du ouvrir Les Nourritures terrestres après avoir terminé Lettres de femmes ou un volume de Pardaillan. » Il poursuit dans les lettres supérieures et rencontre Jean Grenier comme professeur et philosophe. Il rencontre alors Thérèse d’Avila, Nietzsche, Schopenhauer ou encore Dostoïevski et Proust.
Face à la montée des fascismes, Camus s’engage dans le Mouvement antifasciste Amsterdam-Pleyel fondé par Henri Barbusse et Romain Rolland. Il intègre le Parti Communiste en 1935 où il est affecté à la propagande dans les milieux arabes. Il est très rapidement exclu du parti en 1937 face aux revirements du parti. S’intéressant à la philosophie, il est très préoccupé par la problématique identitaire de la Méditerranée ; il déclare notamment : « Je me sentais grec dans un monde chrétien ». Déjà, la place du philosophe français n’est pas clairement défini dans son esprit. Toute son oeuvre sera emprunt de la question de l’identité (à la fois culturelle et purement personnelle).
(Henri Barbusse, grand résistant)
Pas encore très au fait de l’engagement politique, Albert Camus est surtout intéressé par la question de la Méditerranée et toutes les problématiques liées à cette notion. Il prend en charge la maison de la culture à Alger entre 1935 et 1936 puis devient journaliste à l’Alger républicain où il a tout loisir de parler de ses questionnements culturels et identitaires.
(Une de l’Alger Républicain)
C’est en 1938, à la lecture de la Nausée de Jean-Paul Sartre qu’il approfondie la question de l’identité personnelle. Il reproche à Sartre d’insister sur le dégoût que procure la vie pour fonder la tragédie de l’existence. Un duel entre les deux hommes commence. Peu après 1938, l’intellectuel français écrit Caligula (1939), puis L’étranger (1942) qui reprend des idées de la Nausée. En janvier 1940, l’Alger républicain est devenu Soir républicain, un journal anarchiste qui finit par être censuré ; Albert Camus se retrouve sans travail.
La consécration littéraire
Le philosophe français retrouve rapidement du travail à Paris-Soir. Mais surtout, Camus rentre dans les réseaux de résistance (le réseaux Combat ainsi que le mouvement Libération Nord). Il exerce une activité de renseignement et de journaliste clandestin.
La consécration vient après la parution de ses trois romans « absurdes », Caligula, L’Etranger et Le Mythe de Sisyphe. Toute la critique salue l’oeuvre (Sartre, Maurice Blanchot). L’écrivain français est également salué pour ses pièces de théâtre (Les Justes ou encore l’Etat de Siège) avec des acteurs comme Serge Reggiani.
(Le Mythe de Sisyphe d’Albert Camus)
Son engagement devient presque total, il emménage chez André Gide Rue Vaneau à partir de 1943. La situation se complique avec l’agitation nationaliste en Algérie étal sévère répression de Sétif. Dans ce contexte, Camus se sent heurté dans son identité profonde (celle d’un Méditerranéen et d’un franco-algérien démocrate). C’est le point de départ de ses interrogations sur la violence et de L’Homme révolté (1951). La rupture avec Sartre est effective à partir de 1952.
(L’homme Révolté d’Albert Camus)
Peu à peu, le littéraire sombre dans le pessimisme. Il écrit La Chute (1956) et déclare en 1956 (après un bref retour au journalisme entre 1955 et 1956) : « La vérité est que je n’avais plus rien à dire sur l’Algérie. » Un grand homme s’éclipse là où les tensions sont les plus fortes entre France et Algérie. Lors de la remise du Prix Nobel de littérature en 1957, Albert Camus est pris à parti par des nationalistes algériens qui lui reprochent son silence public. Il publie alors une analyse et propose des solutions dans son Discours de Suède (1958) mais la presse ne lui fait aucune publicité. Il meurt dans un accident de voiture en 1960 avec le manuscrit du Premier Homme. Un engagé s’en va, tôt, sans avoir pu exprimer tout son talent et mener tous les combats.
(Le Discours de Suède de Camus)
Albert Camus et Hooper
Même si les deux auteurs s’expriment dans deux villes différentes (la ville américaine pour Hooper, la ville algérienne pour Camus), leur travail se rapproche sur de nombreux points : la solitude l’homme dans la société moderne.
Les silhouettes sont dans les deux cas désincarnées, figées dans un décor banal (paysages ruraux, station-services, rues des villes, immeubles déserts). Tout ceci contient un sentiment de vide à portée existentielle universelle.
Tableau Conférence at Night
Trois personnages qui semblent être en réunion dans un cadre bureaucratique. Tout se passe à une heure tardive. Le cadre est angoissant avec des personnages dont on ne devine pas les sentiments, ils semblent vides.
(Tableau Conférence at Night de Hooper)
Le parallèle entre les deux oeuvres est saisissant. Pendant le bureaucrate new-yorkais poursuit sa vie et ses réunions de bureaux sans véritable émotion particulère, Meursault raconte au passé les épisodes de sa vie (décès de sa mère puis meurtre) en ayant le sentiment d’y être étranger, comme s’il n’avait pas vécu ces moments-là. Le personnage principal de L’étranger conclut vers la fin du livre : « J’ai toujours pensé que c’était un dimanche de tiré, que maman étaient maintenant enterrée, que j’allais reprendre mon travail, et que, somme toute, il n’y avait rien de changé. »
Dans les deux cas, nous sommes face à des employés de bureau ordinaires. Les relations avec les collègues de travail et le patron sont marqués par la même indifférence et la même absence de communication. Les différents personnages sont animés par la même dichotomie entre la volonté de respecter l’ordre social (expression du sentiment de faute de Meursault au gardien de prison tout en ne comprenant pas la hiérarchie des valeurs auxquelles ils sont confrontés.
En grand lecteur, Albert Camus a lu Le Procès de Kafka qui a été traduit en français en 1933. Parallèlement, les personnages de l’auteur français sont sans cesse obligés de se justifier que ce soit dans ses romans (La Peste, La Chute) ou bien ses oeuvres de théâtre (Le Malentendu, Les Justes). Comme dans les autres récits de Camus, Meursault doit sans arrêt se justifier (sur son indifférence par rapport à la mort de sa mère et par rapport à son crime). En reprenant l’analyse froide des institutions kafkaïennes, Hooper et Camus décrivent les hommes déshumanisés dans les univers implacables de la bureaucratie. Quoi qu’ils fassent pour tenter de prouver leur innocence, ils se sentent mis à défaut et accusés, au point de se considérer coupables de leur existence même.
(Le Procès de Kafka)
A New-York ou à Alger, au sein d’univers esthétiques et sociologiques distincts, la peinture de Hopper et le roman de Camus expriment des éléments proches, à savoir la solitude des hommes dans un monde absurde.
Un roman moraliste
Un court roman moraliste
Dans L’Etranger, tout est fait pour que la vie racontée par le personnage principal soit perçue comme vide et sans intérêt. L’utilisation du passé composé en permanence accentue cette idée d’action lente et peu dynamique. Le temps passe avec lenteur, sous nos yeux, sans ambition. L’utilisation simultanée du présent de l’indicatif et du passé composé accentue cette idée de lenteur et la destruction de tout espoir d’un futur optimiste : « Il avait l’intention d’installer un bureau à Paris […] et voulait savoir si j’étais disposé à y aller. Cela me permettrait de vivre à Paris et aussi de voyager une partie de l’année : « Vous êtes jeunes, et il me semble que c’est une vie qui doit vous plaire. » J’ai dit que oui mais que dans le fond, cela m’était égal. » Sartre interroge cette oeuvre en se demandant si elle constitue bel et bien un roman. La notion de récit fait sens car l’utilisation de la première personne crée une sorte de chronologie des évènements malgré la difficulté à suivre cette chronologie. C’est alors au lecteur de créer sa propre subjectivité face aux éléments décrits par Meursault. Cet étranger, proche de la figure de Camus lui-même, sans s’interroger lui-même, interroge le lecteur sur la question du sens de la vie pour l’homme qui a une double attache contradictoire, naturelle et sociale.
(Jean-Paul Sartre, très critique de l’oeuvre d’Albert Camus)
Un roman exemplaire : l’horizon du mythe
Face à tous ses malheurs et son indifférence, tout pousse à croire que Meursault vit une existence triste et malheureuse. Pour autant, même s’il déclare : « J’avais un peu perdu l’habitude de m’interroger », le personnage principal exprime indirectement l’idée que la valeur de la vie humaine apparaît au travers de la jouissance sensorielle du moment présent. Cet attachement à la vie terrestre et présente s’exprime à la fin du roman avec une envolée lyrique qui rompt le ton d’une écriture jusque-là très mesurée.
Un certain hellénisme peut s’apercevoir à la fin du roman. Ce que décrit Camus, c’est un personnage avant tout épicurien avec une sensorialité aiguisée même lorsqu’il est en prison. L’intellectuel français intègre également la morale stoïcienne au sein de son personnage qui arrive à ne plus avoir peur de la mort. L’idéal d’apathie hellénistique servirait au récit exemplaire, et l’indifférence de Meursault découlerait alors de cet effort d’insensibilisation. La vérité, celle du matérialisme antique et méditerranéen, est celle du corps et de l’instant.
Littérature engagée
L’engagement intellectuel de l’écrivain
Héritée depuis les Lumières et notamment Voltaire, la figure de l’intellectuel engagé prend pleinement son sens lors de l’affaire Dreyfus avec le J’accuse d’Emile Zola. C’est dans ce cadre que Maurice Barrès, défenseur du nationalisme intégral utilise la notion « d’intellectuel engagé » pour dénoncer les intellectuels qui prennent la défense de Dreyfus. Dorénavant, un « intellectuel engagé » désigne toute personne qui produit des idées et les défend dans la cité.
(Emile Zola, figure de l’intellectuel engagé du XIXème siècle)
Le naturalisme de Zola semble le point de départ de la littérature engagée. Or, le début du XXème entrevoit la volonté de dépasser l’idéal romantique (souvent lié au patriotisme) et le naturalisme de Zola en allant vers autre chose : l’intellectualisme pur. Dans ce cadre, André Gide fait office de novateur. Il utilise de nouvelles formes littéraires en ironisant les anciennes mais surtout, ils s’intéresse aux idées, seulement aux idées : « Les idées… les idées, je vous l’avoue, m’intéressent plus que les hommes ; m’intéressent par-dessus tout ; elles combattent ; elles agonisent comme les hommes. » (Les Faux-monnayeurs).
Au sein de cette nouvelle définition de l’intellectuel, Albert Camus, en contrepoids de la figure de l’intellectuel engagé décide de commencer par l’absurde, entre nihilisme et héroïsme. C’est ainsi qu’il écrit sa trilogie de l’absurde Caligula (1939), L’Etranger (1942) et Le Mythe de Sisyphe (1941). La première pensée de l’intellectuel engagé est la remise en question et donc la sensation d’absurde, de non-sens, de néant, face au silence du monde.
(Caligula, grande oeuvre de Camus)
Dans ce cadre, le nihilisme fait son lit sur les succès de la pensée de Schopenhauer et celle de Nietzsche. A la différence près qu’avec la perte du sacré, l’homme se trouve seul face à la mort, sans avoir la possibilité du pari pascalien. Le nihilisme n’est plus la négation de soi en se référant à ses instances supérieures mais bien la négation de soi sans rien chercher ailleurs, en restant vide. Chez Meursault, le but recherché est celui de la vérité intérieure, celle du vide intérieur. Le personnage sait qu’il n’a aucune attitude héroïque et aucune véritable consistance. Sa lutte contre le nihilisme n’a de sens que dans l’acceptation de celui-ci. Cette lutte première face au néant est le point de départ de chaque être humain souhaitant se dépasser et tenter d’arriver au surhomme nietzschéen. Ce sera la tentative de Camus dans ses oeuvres postérieures.
La vérité dans l’Etranger est un commencement, un préalable nécessaire à tout engagement actif. Le moment de l’absurde est un état de conscience essentiellement individuel. C’est le point de départ d’une vie exemplaire, d’un héroïsme sans Dieu.
Le dépassement du Nihilisme ne peut alors se faire qu’en dépassant le caractère illusoire de la notion d’espoir qui est religieuse. Camus nous invite avec son oeuvre à rejoindre l’idéal d’impassibilité des philosophes antiques stoïciennes et épicuriennes qui font du présent la seule dimension réelle du temps et qui, d’autre part, dénoncent tous les débordements affectifs.
(Nietzsche, théoricien du nihilisme)
L’écrivain dans la société : l’essayiste et le philosophe
Placé dans un climat singulier (français d’Algérie) à la fois communiste et voulant défendre l’islam et une vision Méditerranéenne, Camus ne s’inscrit que rarement dans des institutions. Il milite un temps au Parti Communiste français avant de le quitter, il écrit pour le Soir républicain avant de devoir le quitter en 1940 suite à son interdiction. Le philosophe n’aurait jamais pu devenir porte-parole de quoique ce soit. Il incarne un sentiment fort de singularité et un individualisme certain : « De plus en plus, devant le monde des hommes, la seule réaction est l’individualisme. L’homme est à lui seul sa propre fin. Tout ce qu’on tente pour le bien de tous finit par l’échec. […] Se retirer tout entier et jouer son jeu. »
En passant du nihilisme à la révolte, Camus ne s’est jamais senti marxiste. Il n’a jamais cru en un destin commun vers lequel aller. Au contraire, l’intellectuel cherche à comprendre l’individu isolé et menacé par la société au lieu de croire en une idéologie qui va sauver tous les individus. Dans ce cadre, Meursault est selon Camus : « Le seul christ que nous méritons ». La critique porte avant tout sur la société qui menace l’individu dans son intégrité et dans sa vie.
Avec l’Etranger, Albert Camus déstabilise les codes traditionnels de la littérature et notamment ceux de la littérature engagée. Habitué au romantisme de Baudelaire ou encore au naturalisme de Zola, le lecteur est dérouté à la lecture de ce roman lent qui semble ne donner aucun espoir et aucun esprit de révolte à une époque où la figure de l’intellectuel engagé se développe.
Pour autant, ce roman est plein de sens pour qui souhaite intégrer la dimension philosophique à sa grille de lecture. En effet, Camus nous propose une vérité. L’Etranger est un commencement, un préalable nécessaire à tout engagement actif. Le moment de l’absurde est un état de conscience essentiellement individuel. C’est le point de départ d’une vie exemplaire, d’un héroïsme sans Dieu.
Rappelons-nous de cette oeuvre ancrée dans le paysage méditerranéen et occidental. Sans doute premier, la notion d’intellectuel engagé se vide de son sens. Avec l’Etranger, Camus nous permet de faire un premier pas dans l’absurde avant d’entrer en quête de sens.
Gauchistement votre,
Le Gauchiste