Grand héritier de la pensée situationniste, Patrick Marcolini soutient sa thèse de philosophie en 2009 Esthétique et politique du mouvement situationniste. Pour une généalogie de ses pratiques et de ses théories (1952-1972). L’ambition est claire, combiner l’histoire et la philosophie pour rendre compte de la pensée situationniste tant politique qu’esthétique.

Il s’agit pleinement d’une histoire intellectuelle au sens où le but est de comprendre un phénomène intellectuel dans sa globalité en analysant ses influences matérielles et philosophiques. Aujourd’hui directeur de la collection Versus chez L’Echappée, Patrick Marcolini nous dresse un panorama large du mouvement situationniste dans ses propositions artistiques et politiques.

(Exemple d’ouvrage de la collection « Versus » aux Editions de l’Echappée)

Influences du mouvement situationniste

Les influences du mouvement situationnistes sont double. D’abord les théories de l’art puis les théories politiques ont façonné ce mouvement. De 1952 à 1957, différents groupes sont atomisées et réfléchissent à d’autres manières de concevoir l’art. D’un côté on retrouve l’Internationale lettriste fondée en 1952 ainsi que le Mouvement international pour un Bahaus imaginiste).

(Exemple d’oeuvre d’Asper Jorn)

D’abord groupe Cobra (de 1948 à 1951), le Mouvement international pour un Bahaus imaginiste tente dès sa fondation en 1953 d’incorporer les théories marxistes à l’art de sorte que l’art puisse être produit par tout le monde. Quatre principales expériences eurent lieu entre 1953 et 1957. La dernière est la plus marquante car elle voit Asper Jorn cesser toute production artistique et aller sur le terrain voir les expériences de la vie quotidienne. Le MIBI et l’internationale lettriste fusionnent autour d’une même idée : la révolution ne peut se faire qu’à partir d’une révolution de la vie quotidienne

Principal courant fondateur de l’Internationale situationniste, l’Internationale lettriste nait en 1952 avec Guy Debord suite à un désaccord avec Isidore Issou. Alors que le premier lettrisme d’Issou estime qu’il est possible de recréer une nouvelle forme de production artistique novatrice, la seconde génération de Debord souhaite détruire tous les fondements de l’art institutionnel. C’est ainsi que démarrent les premiers grands scandales avec la menace de détruire la Tour Eiffel en 1952. Dans son film Hurlements en faveur de Sade (1952), Debord exprime lors de la première représentation du film « Le cinéma est mort – il ne peut plus y avoir de film – passons si vous voulez au débat »

(Extrait du film Hurlements en faveur de Sade, 1952)

L’Internationale situationniste se forme en 1957 à Cosio di Arroscia en 1957 avec la fusion de l’Internationale lettriste, le Mouvement international pour un Bahaus imaginante et le comité psychogéographique de Londres.

Les concepts situationnistes

Plus grande missile de la critique sociale au XXème siècle, La Société du spectacle (1967) de Guy Debord part à la redécouverte des textes radicaux de Marx et Hegel et mettant en avant le concept de « spectacle ». Ce concept repose malheureusement sur un malentendu.

(Couverture de La Société du Spectacle de Guy Debord)

Le « spectacle » n’est pas les médias de masse mais plutôt un rapport social tout comme l’est le Capital. En un sens, le spectacle est au XXème siècle ce qu’était le Capital au XIXème siècle, autrement dit la même chose. Debord énonce « Le spectacle n’est pas une image montrant des rapports sociaux mais plutôt un rapport social médiatisé par des images. » Reprenant les analyses de Marx sur la fétichisation de la marchandise, Debord renouvelle la séparation provoquée par la domination de la valeur d’échange sur la valeur d’usage. Les conditions de production déterminent les idéologies, les visions du monde et les intelligences d’une époque. Que faire pour libérer le spectateur ? Il faut le libérer d’un sytème productif qui le ramène à une marchandise et dans lequel il n’a de lien qu’avec des marchandises, finissant par leur donner des vertus métaphysiques. Seule la valeur d’usage permet de ne pas tomber dans l’aliénation marchande. Debord préconise la jouissance, autrement dit le temps libre, le jeu et l’étude comme le disait déjà Marx dans Le Capital.

(Le Capital de Marx, plus grande livre de critique sociale au XIXème siècle)

Ce concept prend sa source dans le théâtre de Brecht et dans le théâtre de la cruauté d’Arthaud. L’idée est de faire en sorte que le spectateur devienne acteur de sa vie en détruisant la valeur d’échange et en allant vers la jouissance. L’idée du « Jouissez sans entrave » ne doit pas être comprise comme une jouissance bassement consumériste mais plutôt comme une jouissance du temps libre de son être à travers l’étude, le jeu et la joie. Debord rappelle que « Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil. » Dans la continuation du système philosophique matérialiste, Debord constate que les matérialités des individus dominées par la valeur d’échange les poussent à adopter des raisonnements hors-sol non adéquats aux faits, faits qui ne peuvent être compris car la fétichisation de la marchandise aliène l’individu. Il expose « En dernière analyse, ce n’est ni le talent, ni l’absence de talent, ni même l’industrie cinématographique ou la publicité, c’est le besoin qu’on a d’elle qui crée la star. C’est la misère du besoin, c’est la vie morne et anonyme qui voudrait s’élargir aux dimensions de la vie de cinéma. » Toute l’action déjà entamée par Asper Jorn dans le Mouvement international pour un Bahaus imaginiste prend tout son sens : intégrer les masses à se révolter en détruisant la valeur d’échange et faire de leur vie une oeuvre d’art.

Ce concept de spectacle a des conséquences directes sur la vision de la politique chez les situationnistes. En reprenant les analyses du marxisme primitif et la dialectique de Hegel, Debord et les situationnistes renversent toutes les possibilités révolutionnaires fondées sur l’existence d’un parti révolutionnaire qui représenterait la plus haute conscience révolutionnaire du prolétariat.

(Le marxisme-léninisme issu du livre Que faire ? 1902 de Lénine est fortement critiqué par les situationnistes)

En renouant avec le jeune Marx libertaire, Debord invite à refuser toutes les organisations verticales et tout modèle de représentation. La tradition situationniste s’insère dans la lignée Hegel-Marx-Luckàs-Luxemburg de l’ultra-gauche, plus précisément dans le communisme de conseils. Debord se politise surtout à partir de 1961 lorsque Raoul Vaneigem intègre l’Internationale situationniste. Le mouvement participe activement à Mai 68 en occupant la Sorbonne et d’autres usines en incitant les ouvriers à s’auto-déterminer.

(Raoul  Vaneigem et son essai a beaucoup influencé la pensée de Mai 68)

Rapidement conscient que les régimes marxistes-léninistes sont des capitalismes d’Etat, Debord tente de montrer pourquoi le marxisme-léninisme aboutit à des capitalismes d’Etat en les considérant comme étant la « gauche du capital ». Debord s’attaque violemment à toutes les organisations qui sont censées représenter les ouvriers. Dans les Réfutations sur tous les jugements tant élogieux qu’hostiles qui ont été portés jusqu’ici sur le film « La Société du spectacle (1975), il s’attaque au Front Populaire qui a réprimé les grèves sauvages dans les usines en amenant les ouvriers à se remettre au travail contre quelques acquis sociaux Or, l’enjeu n’était pas quelques améliorations quantitatives de la vie des ouvriers mais plutôt la révolution prolétarienne en tant que classe de la conscience révolutionnaire de l’être générique. Roger Salengro avait bafoué ses électeurs et se suicida suite à une campagne de la presse d’extrême-droite.

(Extrait du film Réfutations sur tous les jugements tant élogieux qu’hostiles qui ont été portés jusqu’ici sur le film « La Société du spectacle (1975))

Pratiques situationnistes

Ayant critiqué ce que Debord appelle la « Société du spectacle » à travers le détournement, l’Internationale situationniste propose dans le même thème des pratiques inédites pour sortie de la vie quotidienne. Parmi elles, la psychogéographie et la situation occupent les principales places.

D’abord théorisé par Jean-Paul Sartre dans La Nausée (1938), le concept de situation est enrichi par Debord de la façon suivante « Une science des situations est à faire, qui empruntera des éléments à a psychologie, aux statistiques, à l’urbanisme et à la morale.

(Jean-Paul Sartre avait analysé le concept de situation dans La Nausée en 1938)

Ces éléments devront concourir à un but absolument nouveau : une création consciente de situations. » Trois principaux éléments permettent la création de situations : le scandale (Charlie Chaplin avait été violemment insulté lors de sa venue à Paris), le jeu en faisant (les travaux de l’historien Johan Huinziga ont beaucoup été étudiés) des actions absurdes et l’amour (moins utilisé que les autres car considéré comme potentiellement superficiel). Comment faire parvenir ces situations ? Les situationnistes pensent d’abord à la vie bohème où ils fréquentent voleurs, assassins et marginaux dans les années 1950. Ils finissent par fréquenter davantage les cafés et la dérive psychogéographique à partir de la fin des années 1950. L’influence sociologique de Lefebvre et géographique de Asper Jorn se développent.

Troisième courant à avoir participé à la fondation de l’International situationniste, le Comité psychogéographique de Londres inspire l’IS dans la pratique de la dérive. Debord résume l’importance de la dérive par cette phrase issue de son film In Girum Imu Nocte et Consumimur Igni (1978) « La formule pour renverser le monde, nous ne l’avons pas trouvée dans les livres, mais en errant. » Topos éculé depuis Baudelaire, Rousseau et Walter Benjamin, la dérive a pour objectif de parvenir à un « dépaysement complet ».

(In Girum Imus Nocte Et Consumimur Igni de 1978, dernier film de Guy Debord)

La dérive situationniste a cela de particulier qu’elle a pour but de créer une unité  où toutes les divisions sont existent (travail/loisir, être/avoir). L’investigation doit réussir à comprendre les lois objectives et subjectives dans un espace où la non-utilité est de mise. Derrière la pratique de la dérive, c’est toute une critique de la ville moderne où l’utilitarisme de la ville produit des conversations, des trajets et des pratiques prévisibles et conformistes. Il ne faut pas oublier que l’alcool était au coeur de ses dérives, notamment chez Debord. Dans Sur un passage de quelques personnes sur une très courte unité de temps (1959), il est dit « Les autres suivaient sans y penser les chemins appris une fois pour toutes, vers leur travail et leur maison, vers leur avenir prévisible. Pour eux déjà, le devoir était devenu une habitude et l’habitude un devoir. Ils ne voyaient pas l’insuffisance de leur ville. Ils croyaient naturelle l’insuffisance de leur vie. Nous voulions sortir de ce conditionnement, à la recherche d’un autre emploi du paysage urbain, de passions nouvelles. » La dérive peut se faire à l’autre bout du monde tout comme dans un petit quartier. Le but n’est pas tant la destruction des mécanismes mais plutôt leur compréhension.

(Ouvrage reprenant la thèse de Patrick Marcolini sur le mouvement situationniste)

Gardons en mémoire l’aventure situationniste, elle-même héritage de Hegel, Marx et Rosa Luxemburg. Les concepts et pratiques situationnistes sont autant de propositions désaliénantes à considérer. Toute la critique sociale de Debord à Vaneigem nous offre d’excellents outils intellectuels sur l’ultra-gauche, le communisme de conseils et la philosophie libertaire.

Gauchistement votre,

Le Gauchiste