Enseignante-chercheuse à Sciences Po Paris, Marie Duru-Bellat nous propose une lecture contemporaine du genre entre sa manifestation, ses possibles émancipations et abolitions. Le but de son livre est comprendre les discours et les normes qui structurent l’expérience des personnes, pour justifier les inégalités.

Nancy Frasier dans Les rapports sociaux et le sexe (2001) prévient qu’il faut faire attention à ne pas essentialiser l’aliénation de la femme dans la société patriarcale et comprendre plutôt pourquoi un ensemble d’oppressions sont liées entre elles pour comprendre précisément la place de l’oppression patriarcale au sein de cet ensemble d’oppressions.

Le raisonnement qu’entend nous livrer Marie Duru-Bellat est que revendiquer le genre est utile dans un premier temps pour montrer les articulations aliénatoires qui existent mais il faut le revendiquer pour mieux s’en défaire car dans le cas contraire on reproduirait des inégalités liées encore une fois à la masculinité et la féminité.

Le genre comme construction sociale

     Dès le plus jeune âge

Contrairement à une idée ancrée dans les moeurs, le genre en tant que construction sociale n’a pas suivi une progression linéaire. Il n’y avait d’ailleurs as de différence entre les habits jusqu’à âge de 6 ans jusqu’au début du XIXème siècle.

Par ailleurs, il est également faux de croire que les stéréotypes de genre diminuent depuis plusieurs décennies. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les stéréotypes de genre se renforcent pour les jouets (Cf. Scarlett Beauvalet-Boutouyrie et Emmanuelle Berthiaud – Le rose et bleu : La fabrique du masculin et du féminin)

C’est à partir du XVIIIème siècle que la biologie et la philosophie (avec Rousseau notamment) vont essentialiser les genres, créant donc deux genres très binaires. Tout un ensemble de pratiques et de stéréotypes vont émerger.

De même qu’on habitue les garçons à l’autonomie sur leurs déplacements à l’extérieur et moins les filles. Les filles se disent moins intelligentes que les garçons à l’âge de 6 ans (Cf. Elena Gianini Belotti –  Du coté des petites filles), on constate que les pères sont ceux qui ont le plus d’influence sur la construction de l’identité sexuelle de l’enfants (Cf. Véronique Rouyer – La construction de l’identité sexuée)

Aussi, les filles apprennent à ne pas avoir des carrières trop ambitieuses. Elles réfléchissent à la fois à réussir professionnellement et à s’occuper du foyer. Parmi les femmes ingénieurs, une grande partie préfère le secteur public au privé car la rémunération prend une place moins importante (Cf. Catherine Marry – Les femmes ingénieurs, une révolution respectueuse)

      A l’adolescence

Le genre comme construction sociale se poursuit à travers les espaces de sociabilité comme l’école. On habitue les filles à être d’une façon ou d’une autre « prise en charge », et elles le font souvent auprès des enseignants qui sont les garants de leurs possibilités de succès indépendant d’elles. Il existe une véritable « violence de genre » entre les garçons qui veulent conserver leurs rangs sans être trop « intellos » et trop féminisés. Sous l’oeil du regard des adultes, les garçons peuvent bousculer, violenter les filles, ce qui constitue pour ces mêmes adultes une sorte de rite initiatique aux futurs violences masculines. (Cf. Marie-Carmen Garcia –  Mixité et violence ordinaire au collège et lycée)

Les études qui montrent que la mixité en milieu scolaire n’a pas favorisé la réduction des inégalités hommes/femmes. Pour autant, une école non mixte pourrait aussi reproduire ces inégalités

      A l’âge adulte

Adultes, les femmes connaissent des difficultés à être à la fois d’être compétitives sur le marché du travail avec de l’ambition et ne pas réaliser sa « féminité » en occupant des places supérieures aux hommes et en délaissant le travail domestique (Cf. Pascale Molinier – L’Enigme de la femme active. Egoïsme, sexe et compassion)

C’est avec le dressage la découverte de la sexualisation (toujours plus précoce) des corps que les hommes poussent leur corps à être « masculin » et que les femmes poussent le leur à être plus « féminin » (Cf. Pierre Bourdieu – La domination masculine)

Tout cela pose la de la liberté de se mouvoir dans l’espace public. Pour Marie Duru-Bellat : « Les femmes sont identifiées à leur corps sexué, coupable de susciter le désir masculin, […] d’autant plus qu’elles osent s’aventurer dans un espace public qui n’est pas intrinsèquement leur place, tant subsiste dans les esprits l’opposition entre une sphère publique (le monde de la production) et une sphère privée (celui de la reproduction) intrinsèquement masculine et féminine ».

Genre et biologie

     Une science biaisée jusqu’à peu

La biologie étudiant le genre et le sexe pose d’emblée problème. En effet, ce qu’est un homme ou une femme est largement défini par des critères biologiques qui sont eux-mêmes le fruit des réflexions scientifiques du moment où elles sont conçues. Ce qui apparaît constant, c’est le fait que les scientifiques veuillent « déshistoriciser » la question du sexe en voulant à tout prix prouver qu’il existe au niveau des sciences dures des différences entre les hommes et les femmes

Pour Thierry Hoquet, il existe des « sexes innombrables » (Cf. Thierry Hoquet – Des sexes innombrables). Pour lui : « La causalité est inversée. Les connaissances que les scientifiques produisent sur le sexe sont influencées dès le départ par nos croyances sur le genre ». Il précise : « La biologie n’édicte pas qu’il y a deux sexes, c’est le genre qui institue la binarité ».

     La biologie infirme l’idée de binarité

Ce qu’observe la biologie, c’est qu’il y a tellement de différence entre les cerveaux d’un même genre qu’il n’est pas forcément évident que les différences entre les cerveaux d’un homme et d’une femme soient liés à leur genre (corrélation n’est pas causalité).

François Jacob affirme : « L’être humain est génétiquement programmé mais programmé pour apprendre. » (Cf. François Jacob – Le jeu des possibles, essai sur la diversité des vivants)

L’impossibilité d’être soi

     Un problème de compréhension de l’aliénation

Face au phénomène alinéatoire du genre, les idéologies se restructurent sans pour autant remettre en cause de manière radicale le genre. Le ton est plutôt donné au fait de vivre de façon individuelle sa féminité et sa masculinité. Avec la modernité, destruction de beaucoup d’institutions qui donnaient du sens. L’individu est sommé de « devenir soi » alors que les contraintes extérieures persistent. (Cf. Jean-Claude Kaufmann – L’invention de soi)

Alain Erhenberg ajoute dans La fatigue d’être soi que les institutions extérieures (religion, famille) sont surtout vécues comme aliénantes. L’individu cherche alors à trouver un valeur refuge pour mieux accepter la binarité de son genre. Il peut alors facilement se réfugier dans la biologie pour expliquer son genre.

Irène Théry reprend l’idée de Marcel Mauss selon laquelle agir en tant que « femme » ou « homme » n’est pas une cause mais plutôt une conséquence d’autres institutions (Cf. Irène Théry – La distinction du sexe).

Simone de Beauvoir ajoute l’idée que le genre disparaît avec l’âge. Une femme âgée est de plus en plus considérée comme âgée davantage que comme femme. (Cf. Simone de Beauvoir – La Vieillesse)

     Un phénomène aliénatoire à la fois individuel et collectif

La question de la conscientisation des rapports de domination bute à l’échelle individuelle sur un phénomène précis : le « Phénomène d’attribution ». Les dominants (hommes) se déclarent plus souvent responsables de leur réussite et valorisent davantage leurs psychologies personnelles. Il y a des grandes stratégies des dominants pour légitimer leur domination sociale. Chez les dominés, on privilégie des explications comme la chance pour arriver aux positions sociales plus élevées

Christine Delphy dans L’ennemi principal. Penser le genre. Tome 2 ajoute que Le genre est indissociable d’une position sociale pour les féministes matérialistes comme Silvia Federici. Est-ce que les cultures masculines et féminines sont des reflets et/ou des vecteurs d’inégalités ? Il n’est pas sans rappeler que les hommes profitent bien souvent de la sollicitude des femmes qui en échangent sont souvent invisibilisées.

Pour Christine Delphy, on prend l’effet pour la cause : les différences présentées comme la source de l’inégalité (et qui en constituent souvent la justification) sont de fait produites par l’inégalité elle-même.

Quel féminisme pour se libérer du genre et l’abolir ?

Marie Duru-Bellat rappelle la différence entre le féminisme différentiliste qui estime qu’il existe des identités hommes/femmes en dehors des rapports sociaux entre les individus et le féminisme matérialiste qui existe qu’il est possible d’abolir le genre en abolissant tous les rapports sociaux aliénants (il n’y aurait pas aucun véritable trait féminin ou masculin par essence).

Michele Marzano se demande : « Comment peut-on être libre et libérée » ? Tout simplement parce que la liberté est un échange permanent entre liberté collective et liberté individuelle. L’une ne va pas sans l’autre. Être libre individuellement dans un système rempli d’oppressions ne peut qu’amener à une liberté individuelle restreinte et plein d’oppressions (Cf. Michela Marzano – Malaise dans la sexualité)

     La limite du féminisme différentialiste

La difficulté du féminisme différentialiste est de dire qu’il y a des différences entre hommes et femmes et tomber dans l’idée qu’il y aurait des choses naturelles. Il y a une possible tendance à essentialiser. Attention à ce que la différence que les femmes revendiquent ne deviennent pas des caractéristiques qui servent de complémentarité avec les hommes, ce qui empêcherait d’abolir le genre. Les hommes pourraient laisser les femmes s’approprier des qualités sans que ces femmes remettent en cause certains aspects que les hommes se donnent pour exercer leur domination.

Ce sont les groupes dominés qui ressentent le besoin d’exprimer l’égalité dans leur différence pour mettre un mot sur les oppressions qu’ils subissent. Les dominants parlent d’universalisme. Il ne faut donc pas oublier pour les dominés de faire la part des choses au niveau de ce qui est du ressort de la construction sociale ou non dans leurs différences.

Sacraliser les personnes en tant qu’homme et femme dans le droit; n’est-ce pas sacraliser qu’il y a nécessairement des différences entre les deux genres. Il est difficile de valoriser l’altruisme en tant que qualité féminine sans directement dire que les hommes sont égoïstes (donc essentialisation).

Gayle Rubin en profite pour glisser une réflexion sur l’androgynie. Pour elle : « Le mouvement féministe doit rêver à bien plus encore que l’élimination de l’oppression des femmes. Il doit rêver à l’élimination des sexualités obligatoires et des rôles de sexe. Le rêve qui me semble le plus attachant est celui d’une société androgyne et sans genre (mais pas de sexe) où l’anatomie sexuelle n’aurait rien à voir avec ce que l’on est, ce que l’on fait » (Cf. Gayle Rubin – Marché au sexe).

       Féminisme différentiliste, matérialiste et queer

Marie Duru-Bellat fait remarquer que tout comme le féminisme différentialiste, le féminisme queer s’oppose au binarisme mais préserve le genre en le multipliant. Pour Christine Delphy : « Les transgressions » du genre ne mettent pas celui-ci en cause : re-genrer le monde ne le dé-genre pas et ne le dé-range encore moins ». (Cf. Nouvelles questions féministes)

Le féminisme queer ne fait que déplacer le genre sans forcément s’intéresser aux matérialités des rapports sociaux qui façonnent le genre. C’est une approche très postmoderniste

Christine Delphy et Monique Wittig, féministes matérialistes parlent d’une société « sans genre ». Pour elles, Le fait de caractériser les femmes comme procréatrices, c’est déjà oublier que les hommes le sont et que le but d’une femme serait de procréer. Or, on peut sortir de ces schémas qui ne font que renforcer la binarité.

Ainsi pourrait-on dire que le féminisme matérialiste en posant des bases matérialistes, tente de proposer une lecture où le genre serait aboli du fait même que tous les systèmes oppressifs soient abolis. Cependant, il ne faut pas oublier que les matérialités aliénantes et leur possible dépassement ne peut se faire que part étapes. Dans ce cadre, le féminisme différentialiste et le féminisme queer permettent de ne pas tomber dans une possibilité essentialisante et universaliste d’un féminisme matérialiste peu ouvert sur le reste. Les féminismes queer et différentialiste sont des étapes somme toute nécessaire mais qu’il faudra dépasser au profit d’un féminisme matérialiste qui pourra au fur et à mesure des matérialités, abolir tous les systèmes d’oppression dont le genre fait entièrement partie.

 

 

 

 

Gauchistement votre,

 

Le Gauchiste