Une brève histoire de la propriété
La propriété développe un rôle émancipateur et une fonction essentielle pour le progrès économique. La sacralisation de la propriété privée dans la Déclaration des droits de l’homme et de l’individu (Cf. Mikhaïl Xifaras – La propriété. Etude philosophique du droit).
L’idée que la propriété privée viendrait de la Rome antique et qu’elle serait universelle est fausse. (Cf. Benoit Borrits – Au-delà de la propriété). L’idée actuelle de la propriété privée nait à la Renaissance. Pour Rafe Blaufarb, la propriété privée moderne voit véritablement le jour avec la Révolution française qui fait se distinguer radicalement Etat et société, politique et social ainsi que public et privé. La souveraineté et la propriété privée sont au fondement de la pensée politique moderne (Cf. Rafe Blaufarb – L’invention de la propriété privée).
La propriété privée n’a pu s’affirmer qu’en s’appuyant sur la représentation, d’un individu indépendant de la cité et du pouvoir militaire, capable d’acquérir de son propre fait quelque chose et de se poser en maître des ressources matérielles du fait de sa seule qualité d’homme. L’homme est alors perçu comme propriétaire de lui-même donc comme devant détenir des propriété pour lui-même. Très rapidement les théories politiques et juridiques vont appuyer ce point comme l’a montré Marx dans Sur la question juive (1843)
Pour Pierre Crétois, il faut donc rompre avec cette idée qu’il serait normal qu’un seul individu ait de droits aussi puissants sur des choses mais plutôt comprendre l’importance de faire que les choses appartiennent à tout le monde.
La conception de la propriété privée chez John Locke, une justification idéaliste
Le discours sur le mérite et le travail ont pour source principale première le chapitre 5 du intitulé « De la propriété » du Second traité sur le gouvernement (1690) de John Locke. Il ne voulait pas participer à une nouvelle idéologie mais plutôt abolir le droit seigneurial et défendre l’égalité. Pourtant, son traité va favoriser l’émergence de la propriété et du capitalisme.
Un droit naturel
Le droit à la propriété privée devient chez Hume le plus important des droits naturels. Chacun est propriétaire de sa personne. De cette propriété découlent les autres propriétés. La propriété privée de nos biens est aussi importante sur notre propriété de nous-mêmes en tant qu’êtres. Ce doit naturel a à la fois des justifications déontologiques et téléologiques. Voilà donc l’idée principale que développe John Lock.
Le droit naturel existe de façon essentiel. Le droit positif est simplement là pour l’encadrer dans un second temps. Il est justifié par le fait qu’il serait bon de base sans réfléchir à si ses conséquences seraient bonnes. Pour l’auteur anglais : « Les bornes que le droit politique doit respecter sont celles que le respect des droits naturels lui impose ». Locke parle de propriétés naturelles plutôt que de droits naturels. C’est une véritable révolution de l’ordre juridique moderne. Michel Villey appelle ça le « droit subjectif » (Cf. Michel Villey – La formation de la pensée juridique moderne).
La propriété privée a également des justifications téléologiques. La propriété est justifiée ici non pas par ses causes mais parce que ses conséquences seraient bonnes. Les deux justifications sont incompatibles mais John Locke utilise les deux en les complétant. Les deux justifications téléologiques sont à la fois collectives (utilité de la propriété privée pour la société) mais aussi pour l’individu (à travers des réalisations personnelles). Les justifications collectives et individuelles sont permanentes chez Locke. Pour Locke, la propriété privée n’est pas collectivement négative car :
° En s’appropriant quelque chose, on ne détériore pas les conditions des autres (Robert Nozick appelle ça la « clause lockéenne »). Locke précise que ça marche si tout le monde peut faire la même chose, s’il n’y a pas de rareté
° Nul ne peut accumuler par lui-même plus que ce dont il a besoin. La nature est donc bien faite
Sauf qu’on peut à la fois accumuler de l’argent mais également accumuler des propriétés de façon à ce qu’il n’en reste plus pour les autres donc il y a une injustice. Locke dit bien que s’il arrive un moment où le nécessiteux ne peut accéder à la propriété privée, alors cette propriété privée doit s’abolir. Le système Lockéen dispose de failles dans sa conception même.
Isaiah Berlin parle de « liberté négative moderne » dans le sens où, dans la conception du droit naturel et des propriétés naturelles, il y aurait l’idée que chacun pourrait ne pas être importuner et fonder sa liberté sur lui-même alors que la liberté serait plutôt une construction collective. Robespierre propose la création d’une conception de la propriété commune dans son « Discours sur les substances » (Cf. Robespierre – Pour le bonheur et pour la liberté. Discours).
Un droit naturel acquis par le travail
Est-ce que John Locke remet en cause la propriété privée non acquise par le travail ? Il n’est en tout cas pas très critique de l’acquisition de la propriété privée par l’héritage ou bien la donation. Il ne légitime pas la propriété acquise par le travail d’autrui (le salariat) ou sans le travail (la rente) mais n’a aucunement une perspective anticapitaliste. Il cristallise toutes les tensions internes de l’idéologie de la propriété.
Chez Locke, la chose travaillée par celui qui la travaille devient une partie de sa personne. C’est ainsi qu’il devient immoral de lu reprendre car la personne y a laissé son empreinte. La personne devient la chose et la chose devient la personne. C’est malheureusement une utopie de croire que travailler une chose nous en fait devenir propriétaire. Dans le Livre III de l’Emile ou l’éducation (1762), Rousseau prend l’exemple, du jardin de Robert où Emile travaille. Emile produit un travail sur ce terrain mais il n’en retire aucune propriété car Robert détruit son travail en labourant la partie travaillée.
Etant inutilisable avec le développement du capitalisme, les physiocrates ne vont retenir que l’idée que la propriété privée est naturelle sans donner de justification sur sa modalité d’acquisition spécifique. Lemercier de la Rivière reprend cette idée dans L’Ordre naturel et essentiel des sociétés (1767).
C’est un argument à son tour renversé par Mably dans ses Doutes sur l’Ordre naturel et essentiel des sociétés (1786) où il expose l’idée que la propriété privée ne permet pas à un certain développement le maintien de la propriété personnelle. Il pense plutôt que c’est le propriété commune des biens qui permet le maintien de cette propriété personnelle.
Chaque travail mérite une récompense et nul ne peut interférer sur cette récompense
Locke a une haine des pauvres car ils sont moralement déraisonnables. Ils ne respectent la la loi de Dieu qui dit qu’il faut s’approprier les choses en travaillant pour éviter l’oisiveté. Il justifie dès lors l’appropriation des terres des amérindiens par les colons car il considère les amérindiens comme indigne face à Dieu car ils ne travaillent pas la terre et ne créent rien selon lui. L’idée que c’est le travail qui crée entièrement la valeur permettrait de justifier la vision de Locke. Or, les matériaux travaillés ont des valeurs intrinsèques différentes sans que le travailleur y puisse quelque chose, ce qui rend encre plus bancal l’argumentaire de Locke.
John Locke défend l’idée que le droit naturel à la propriété est légitimement respecté par tous les autres car, à l’état de nature, il y aurait, selon lui, un accord entre les individus sur cette conception du droit naturel à la propriété. Cette idée été déjà critiquée chez Hobbes dans le Léviathan (1651) où il défend l’idée qu’un souverain est nécessaire pour justifier la propriété privée.
Dans son Discours sur les origines et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Rousseau évoque une situation où tous les biens ont été accaparés et où les pauvres se demandent pourquoi respecter la propriété privée alors même qu’il n’existe plus de nouvelles propriétés privées dont ils pourraient s’emparer. Locke a raison de dire qu’aucune forme d’acquisition ne serait possible si l’on devait solliciter le consentement de tous. Mais il néglige le fait que c’est bien la loi qui permet d’établir les critères généraux d’acceptabilité d’un droit.
Une conception inefficace face au développement du capitalisme
Pierre Crétois propose les trois principales critiques du système lockéen à l’aube du capitalisme :
° Argument de l’impossibilité du contrôle absolu de la propriété
° La richesse toujours collective et jamais individuelle
° La richesse due à des causes dont nous ne sommes pas responsables (hasard d’avoir découvert telle ou telle connaissances, disposition génétique particulière)
L’impasse du contrôle absolu
On n’est jamais complètement propriétaire d’un objet car on ne peut utiliser cet objet s’il sert à abimer d’autres objets qui ont d’autres propriétaires (Cf. Barbara Fried – The Progressive Assault on Laissez Faire). Il existe donc une hiérarchie des droits de propriété et cette hiérarchie ne se fait pas par rapport à du droit naturel mais plutôt par rapport à du droit civil.
Crétois rappelle l’Arrêt Clément Bayard du 3 août 1915 à la Cour de Cassation. Clément Bayard utilise un ballon gonflable au-dessus de la maison de Coqueret. Coqueret met en place des piques et Bayard voit son ballon gonflable être crevé par les piques. La Cour de Cassation estime que Coqueret a abusé de son droit de propriété. C’est alors qu’on considère que le droit de propriété est juste s’il ne provoque pas la malheur d’autrui. Et entre deux malheurs, on arbitre toujours pour un des deux.
Un droit de propriété absolu n’existe pas car les droits de propriété ne doivent pas gêner les autres droits de propriété. Il y a donc forcément une limitation du droit de propriété. John Commons parle de droits résiduels (Cf. John Commons – The distribution of Wealth). Le dernier problème avec la propriété privée absolu est qu’elle n’est pas forcément possible avec l’idéal de justice sociale.
Remise en cause de la valeur travail
Est-il possible de différencier ce qu’on a obtenu par notre travail et ce qu’on a pas produit par soi-même ? Joseph Charlier reprend l’adage de Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : « Les fruits sont à tous et la terre n’est à personne » (Cf. Joseph Charlier – Solution au problème social ou constitution humanitaire, basée sur la loi naturelle). Pour lui, Dieu a mis en place ces terres pour que chacun puisse les cultiver et développer un dividende universel. Pour Thomas Paine, l’aide sociale n’est pas la conséquence de l’aumône faite par les bourgeois mais plutôt un droit qui dérive de la copropriété de la terre.
Ainsi, il y a une différence entre travail et revenu. Le travail est ce que la personne a apporté aux choses naturelles pour en faire de la valeur alors que le revenu peut être donné à chacun sans travail car la terre appartient à tout le monde. Par ailleurs, il existe des inégalités génétiques entre les individus (force, intelligence) qui les amène à dégager des revenus différents de leur travail. Cela remet en cause le mérité individuel car il aurait en partie pour origine la pure génétique.
Cela est identique pour l’acquisition de toutes les connaissances déjà accumulées auxquelles nous n’avons as participé. Ces connaissances appartient à d’autres personnes dont la majorité sont mortes et dont nous n’avons peut-être pas à récupérer les fruits. Chez Proudhon, le travail détruit la propriété. Il prend l’exemple d’une construction qui se fait beaucoup plus vite avec 200 personnes en un jour qu’avec une personne en deux cent jours. C’est le collectif qui crée la valeur. Il précise donc que le propriétaire ne rémunère les travailleurs d’individuellement alors qu’il existe une valeur ajoutée collective que ce même propriétaire leur vole. (Cf. Pierre-Joseph Proudhon – Qu’est-ce que la propriété ?).
Fouillé distingue alors la parti du travail individuel et la part sociale qui permet de créer la valeur. Léon Bloy utilise cet argument qui va justifier la création de l’impôt sur le revenu à partir de 1913. C’est parce que nous vivons en collectivité que la valeur crée par le travail globale peut s’élever autant. Pour Pierre Crétois « L’interaction sociale et le bénéfice que nous en tirons se traduisent du point de vue moral et politique par le fait d’être en permanence en dette avec la société. » Nous sommes à la fois toujours en dette et nous nous enrichissons toujours de façon collective.
La question du mérite
Il y a une difficulté à remettre radicalement en question le mérite car la société repose beaucoup sur ce concept. Une société sans être méritants pourrait être déprimante. Le fait même de faire croire à des individus qu’ils sont méritants peut aussi les pousser à des actions positives. En attendant, le « mérite » est reste une case vide si on ne la lie pas aux structures d’une société.
Il existe des inégalités génétiques. Celui qui est valide ou a eu un cerveau plus développé qu’un autre a pu mettre en place des activités qui lui ont peut-être permis de créer davantage de valeur et d’accumuler plus de capital. Or, la génétique est de la loterie, il n’y a aucun mérite individuel à naître avec plus ou moins de capacités, cela n’est pas de notre ressort et de notre responsabilité. Pour Pierre Crétois : « La notion de mérite dissimule la façon dont nous nous approprions de façon indue une ressource que seule la chance a mise entre nos mains »
Certains néolibéraux estiment aussi que le mérité d’existe pas car on ne pourrait mettre tout le monde d’accord sur ce qui devrait être mieux rémunéré ou non (pourquoi un philosophe ne gagnerait pas plus qu’un joueur de football alors que la philosophie est certainement plus utile ?). Certains néolibéraux privilégient ce qu’ils appellent l’agrégation des choix individuels
Ainsi, une société de marché n’est pas une société lockéenne où c’est le travail individuel qui détermine le mérite à être propriétaire de tel ou tel bien, c’est plutôt le hasard, de choix, de règles et de facteurs externes qui déterminent les propriétés sans que le mérite y soit véritablement présent.
Pour penser à des formes alternatives de la propriété, il faut avant tout considérer que chaque valeur supposée individuelle n’est en réalité d’une valeur collective. Dès lors, le mérite individuel n’existe pas, il existe avant tout des mérites collectifs complexes (Cf. John Rawls – Théorie de la justice)
Le matérialisme philosophique face au système lockéen
La propriété peut-elle se résumer à la seule promotion de la liberté individuelle ?
Robert Castel fait remarquer que dans le cadre d’un système matérialiste, contrairement au système idéaliste de John Locke, la liberté n’est pas une abstraction métaphysique mais se développe dans des conditions matérielles. Dès lors, le fait d’avoir un toit, de se pouvoir de se laver, s’habiller et manger apparaissent comme des éléments indispensables de la liberté. Or, les systèmes philosophiques idéalistes finissent par créer des systèmes de domination hors sol où ces requis indispensables n’existent plus (Cf. Robert Castel – Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi).
Aussi, dans une économie de marché, la propriété privée peut être vue à la fois comme une garantie et une menace pour la liberté parce qu’elle est avant tout une structure des rapports sociaux ?
Propriété et domination : en finir avec le mythe du self-made men
Dès le XVIIIème siècle dans son Discours sur l’économie politique (1755), Rousseau insiste sur le fait que la propriété privée est indispensable à la liberté si elle est partagée mais qu’elle devient rapidement le supporte de relations de dominations en cas d’inégalités. Montesquieu insiste dans De l’esprit des lois (1748) sur l’idée que le partage de la propriété privée est la garantie du partage du pouvoir politique et de la liberté. Il lui apparait indispensable que chacun individu puisse posséder la propriété privée de son logement, de ses moyens de subsistance pour accéder à une liberté satisfaisante.
Dans un autre système philosophique matérialiste, Karl Marx a brillamment montré que la dépossession de la propriété privée des moyens de production entraine une exploitation des travailleurs qui ne peuvent vivre qu’à travers le travail et l’argent qu’ils récoltent à travers le salariat. Benoit Borrits montre que contrairement aux idées reçues, les salariés aimeraient avoir davantage de pouvoir dans l’entreprise et décider ce qui devrait être produit, ils aimeraient davantage détenir les moyens de production. Les succès des SCOP et des FRALIB le montrent (Cf. Benoit Borrits – Au-delà de la propriété).
Alors que certains économistes néolibéraux comme Lippmann (Cf. Walter Lippmann – Drift and Mastery 1914) estiment que la propriété privée se dissout car les actionnaires se détachent du processus productif, d’autres auteurs comme Grégoire Chamayou démontre que la propriété privée des moyens de production n’a pas changé car les actionnaires peuvent décider quand ils le souhaitent de retirer leurs capitaux et de faire d’effondrer n’importe quelle entreprise ou secteur d’activité. (Cf. Grégoire Chamayou – La société ingouvernable).
Benoit Borrits propose une chose simple : se débarrasser des actionnaires et créer un ensemble de coopératives (Cf. Benoit Borrits – Virer le actionnaires).
Face au système de John Locke, fondée sur l’idée que la propriété est un droit qui n’existerait que par rapport à soi-même, des auteurs rappellent qu’il est un droit qui existe au sein d’un rapport social entre individus car il existe seulement par le fait que les autres n’ont pas le droit d’un jouir, donc l’autre est parti prenante de ce droit.
Gauchistement votre,
Le Gauchiste