Albert Jacquard – Mon utopie

 

Dans cet ouvrage qui peut s’appréhender à la fois comme une autobiographie et un essai, Albert Jacquard, fort de ses nombreuses expériences, nous propose une utopie en lien avec des valeurs humanistes de solidarité et de partage. 

 

L’essayiste français s’interroge « Faut-il s’abandonner à un pessimisme ou proposer, malgré tout, de nouvelles directions ? La réponse est évidente : la soumission à une prétendue fatalité serait un crime. Nous avons le droit, nous avons le devoir, de décrire et de commencer à préparer la cité idéale. »

 

A travers cet écrit, Jacquard nous porte vers un autre univers, un non-lieu et une sagesse infinie. Dans son parcours, il met l’école au centre de ses préoccupations pour aller vers une humanité meilleure.

 

 

Les débuts

L’élève

 

Dès son plus jeune âge, Albert Jacquard est fasciné par la lecture : « Les mots écrits, se sont ainsi, dans mon regarde sur ce qui m’entoure, substitués aux choses. Ils permettaient simultanément un obstacle entre ce monde et moi. Au lieu de regarder la réalité elle-même, je me suis contenté des mots qui la décrivaient. »

 

Il passe ses concours entre 1943 et 1945 sans que les jeunes étudiants ne se soucient vraiment de la guerre. Il a rate l’ENS (Ecole normale supérieure) mais est admis à polytechnique dont il évoquera la « bizarrerie » de cette institution encore militaire dans l’esprit.

 

 

Le professeur

 

« J’ai cherché à être celui qui est écoute, celui qui s’efforce de proposer des cheminements logiques permettant de mieux faire avancer la compréhension, et non celui qui se contente d’apporter un savoir. » 

 

Rapidement, cette vision de l’enseignement d’Albert Jacquard se heurte à l’enseignement supérieur qui cherche avant tout à fabriquer des « bêtes à concours ». Il raconte ce qu’un étudiant lui dit un jour : « Ce que vous exposez nous passionne ; on aimerait y réfléchir, mais on n’a pas le temps d’être intelligents, il nous faut préparer le concours. » 

 

Au lieu de toujours privilégier les concours, Albert Jacquard propose un modèle éducatif alternatif. Il propose de faire passer des examens au départ et d’éventuellement faire passer un concours par la suite. Il propose aussi aux étudiants de faire des parcours parallèles dans des disciplines différentes et enrichissantes comme la philosophie ou encore la sociologie.

 

 

Le citoyen

 

En partant d’un exemple qu’il a vécu, l’essayiste français nous montre qu’il faut instruire au-delà de l’école car l’école ne touche malheureusement pas tous les publics. Très jeune, il se trouve dans une controverse venue des Etats-Unis où se développe l’idée que les Blancs seraient supérieurs aux Noirs. Il s’oppose à cette idée et récolte tout le mépris du Club de l’Horloge

 

Avec une conscience plus grande des masses, une telle hérésie aurait été décelée tout de suite. Dès son plus jeune âge, Albert Jacquard perçoit l’importance de l’éducation pour élever les masses.

 

C’est cette prise de conscience qui peut pousser à des actions plus égalitaires. Jacquard participe avec l’Abbé Pierre, Jacques Gaillot et Léon Schwartzenberg à l’occupation d’un immeuble Rue du Dragon dans le 6ème arrondissement de Paris et à l’église de la Chapelle dans le 18ème. C’est l’occasion de montrer que chacun peut agir ; Jacquard préconise tout de même le respect de la démocratie.

 

Le propos n’est pas de critiquer la réalité d’aujourd’hui ; il est d’imaginer pour demain une humanité compatible avec la singularité de notre espèce et avec les contraintes de notre planète.

 

 

 

 

Les bases de l’utopie d’Albert Jacquard

La singularité humaine

 

L’intellectuel français insiste sur l’importance de créer une utopie qui soit réalisable, sinon on va rapidement dire « A quoi bon ? » En proposant une utopie, il faut faire en sorte qu’on puisse y répondre « Pourquoi pas ? »

 

Pour cela, il faut tenter de comprendre les hommes. Albert Jacquard évoque pourquoi nous avons réussi à dominer la planète « Notre présence actuelle sur la planète est le résultat de notre capacité à comprendre les processus qui se déroulent autour de nous et en nous, et de notre capacité à les transformer. »

 

L’homme a déjà réussi de grandes choses. Sa prochaine grande réussite sera de créer une singularité et une nouvelle humanité.

 

« La singularité de chaque humain se situe moins dans ce qu’il a reçu de la nature que dans l’usage qu’il a été capable d’en faire en participant à la communauté humaine. »

 

 

Une autre vision des droits humains

 

« Le Droit résulte de l’adhésion des membres d’une collectivité à une règle de vie, adhésion transformant un objectif proposé par quelques-uns en une loi qui s’impose à tous. »

 

Le choix du droit qui a été fait est de considérer les hommes comme objet de la nature. Ainsi, rien ne justifie de faire intervenir dans la société des critères autres que l’efficacité. Dans cette vision, les autres ne sont pour chacun que des moyens. La structure la meilleure est alors celle qui fait régner l’Ordre. Le Droit se résume à une liste de devoirs ; chaque individu est soumis à la Loi (loi du dictateur, loi du marché).

 

Un autre regard peut être pris, celui de voir en chaque être humain un sujet, c’est-à-dire une personne dotée d’une conscience. Chaque personne est le produit d’une immersion dans une communauté humaine ; le critère de la valeur de celle-ci est la richesse des apports théoriques qu’elle provoque. L’organisation « la meilleure » est celle qui permet à chaque personne de rencontrer les autres.

 

Le premier des droit est le droit de Santé. Jacquard constate une une amélioration de la médecine depuis le XIXème siècle. Et surtout, le droit de la santé répond à la problématique communiste « A chacun selon ses besoins » du fait de sa gratuité. On peut calculer le coût pour guérir mais jamais l’avantage d’une guérison par rapport à ce coût. Il n’y a donc pas de calcul de rentabilité.

 

Pour Jacquard, c’est aux citoyens de décider quelles doivent être les dépenses de santé et les ministères doivent suivre et exécuter, et non pas l’inverse. En prenant cette décision, le peuple sortirait d’une vision purement économiste et reprendrait le pouvoir.

 

A travers une perpective mondialiste, l’essayiste français nous rappelle que le cas de la France où chacun peut être soigné, n’était pas envisageable il y a encore un siècle et demi, pourquoi ne pas donc s’orienter vers l’Afrique et faire en sorte que sa population puisse également se soigner ?

 

 

Le second droit fondamental serait le Droit à l’information. Dans cette perspective, l’essayiste français se montre très critique face à la télévision : « Le métier de TF1, dit son président, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple à vendre son produit. Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible ; c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. »

 

Le plus important n’est pas l’émission en elle-même mais le vide de la pensée qu’elle provoque pour que la personne soit ensuite réceptive à la publicité qui va suivre (Cf. Pierre Bourdieu Sur la Télévision).

 

Albert Jacquard enchaine sur le droit au logement face au droit de propriété. Quel est le droit le plus important dans notre société ? Le droit de propriété ou bien le droit de pouvoir loger ceux qui n’ont rien ? C’est une question d’éthique. 

 

Au départ, le droit de propriété vient du travail, de celui qui accumule de la richesse. Cependant, ce droit est rapidement devenu une sorte de religion qui touche toutes les institutions (notamment la famille est le mariage ou encore l’héritage), amenant avec lui des dérives.

 

Pour autant, ces dérives n’ont fait que s’accentuer malgré des décisions étatiques peu efficaces comme l’ISF. L’autre problème est celui de la nature. Comment accepter que des ressources naturelles appartiennent à des personnes ou des Etats alors qu’elles appartiennent à l’humanité toute entière, hommes, nature, animaux ? Albert Jacquard reprend la célèbre formule de Phroudon : « La propriété, c’est le vol. »

 

Un 4ème droit apparaît sous la plume de Jacquard : le droit à la paix « Si tu veux la paix, prépare la guerre » est un adage complètement bête. L’équilibre de la terreur est un équilibre instable. Le premier pas vers la paix serait de supprimer les armes de destruction massive.

 

Montesquieu : « Si je savais quelque chose qui me fut utile, qui me fût préjudiciable à ma famille, et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile à l’Europe mais préjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un crime. »

 

Pour éviter les guerres, Albert Jacquard propose de partager toutes les ressources et de privilégier l’art de la rencontre.

 

C’est ici que l’intellectuel français développe l’idée d’un 5ème droit qui serait le droit le plus fondamentale : le droit de rencontres. Jacquard utilise la métaphore du sport pour expliquer ce que sont devenues les rencontres : « Quelles que soient les règles du jeu, chaque partie devrait provoquer une émulation, être un échange bénéfique, agréable, joyeux, pour tous ceux qui y participent ; l’attitude collective la transforme souvent en une compétition acharnée dont le seul but de l’emporter, d’être le gagnant, donc d’imposer à l’autre le statut de perdant. »

 

La rencontre est aujourd’hui interprétée comme un moment où il faut forcément qu’il y ait un rapport « gagnant-gagnant », que chacun y gagne quelque chose matériellement ou pour sa propre personne, son propre ego.

 

Albert Jacquard rappelle que les rencontres, le lien social, est ce dont on se souvient au fur et à mesure des années, ce qui reste. Ce qui reste, ce ne sont pas les biens matériels ou nos propriétés. Ce qui reste, ce sont nos rencontres. En ce sens-là, l’école idéale devrait favoriser les rencontres et enseigner « l’art de rencontrer »

 

 

 

 

Vers quoi aller ?

Vers la fin de l’économie

 

« La nourriture n’est pas longtemps restée le principal bien ajouté par les humains aux cadeaux de la nature. Une fois assurée la survie alimentaire, les diverses civilisations ont, dans mille domaines, imaginé de nouveaux besoins et ont consacré leur activité à produire de multiples objets pour satisfaire ces besoins. »

 

L’intellectuel français fait une différence entre « travail-torture » et « travail-action ». Aujourd’hui, on mêle les deux dimensions ; le travail est vu comme une porte d’entrée vers la dignité avec l’adage : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. »

 

Albert Jacquard propose une division sémantique du travail entre « travail » qui serait la torture et « l’activité » qui serait un travail non rémunéré. Il explique que finalement, les professeurs font peu de travail et beaucoup d’activité. Si un professeur estime qu’il travaille, qu’il se pose alors des questions.

 

Pour appréhender ces questions de travail et de chômage, il faut se demander : Pourquoi on travaille ?

 

Pour atteindre le « travail zéro », Jacquard voit le remplacement des hommes par les machines ainsi que la remise en cause des besoins superficiels et un meilleur partage des richesses.

 

Contrairement au travail, on a toujours davantage besoin d’activités, comme l’enseignement ou bien la culture, les soins. En changeant de paradigme avec la remise en cause des besoins superficiels et un meilleur partage des richesses, Albert Jacquard nous incite à privilégier des activités qui amènent à des rencontres et à une création de richesses autre que simplement économique      

 

Qui va payer une telle utopie ?

 

En reprenant son paradigme utopique, Jacquard nous rappelle que dans un cadre économique, le travail est justifié et valorisé par rapport aux besoins auxquels il répond.

 

En changeant de paradigme et en jugeant des activités aujourd’hui non rémunérées et estimées comme utiles aux autres, on peut créer de nouveaux circuits économiques fondées sur le partage de choses utiles (enseignement, culture, services à la personnes) avec un partage plus équitable.

 

Albert Jacquard reprend la citation de Maurice Allais, prix Nobel d’économie en 1988 : « Le prix n’est pas une quantité inhérente à une chose, comme son poids, son volume, ou sa densité. C’est une qualité qui lui vient de l’extérieur et qui dépend de l’ensemble des caractéristiques psychologiques et techniques de l’économie. »

 

Dans sa critique du libéralisme, l’intellectuel français souligne que les économistes libéraux ont oublié un paramètre essentiel : la volonté collective.

 

En reprenant les catastrophes écologiques et sociales qui s’annoncent à nous, Albert Jacquard ne préconise pas une « croissance zéro » comme voulait le Club de Rome ; il va plus loin en parlant et en défendant les idées de la décroissance (notamment celle des plus riches).

 

Jacquard n’estime pas que la décroissance amènerait une profonde crise car si elle s’accompagne d’un changement de paradigme, elle peut apporter beaucoup plus de bonheur que le système capitaliste, notamment avec le partage et les rencontres.

 

Le natif de Lyon reprend l’idée de Thomas Moore dans son Utopie : « Seule capable de constituer la bonheur du genre humain : l’abolition de la propriété. Tant que le droit de propriété sera le fondement de l’édifice social, la classe la plus nombreuse et la plus estimable n’aura en partage que disette, tourments de désespoirs. »

 

Pour Jacquard, ce qui est décisif pour les peuples n’est pas de posséder mais de pouvoir décider. L’essentiel, c’est de conquérir le pouvoir politique. La mutation des esprits prendra du temps. Pour autant, il y a urgence.

 

 

Aller vers l’Utopie : L’importance de l’école

 

L’utopie défendue par Jacquard est une humanité où  tout serait  école dans le sens où chaque activité qu’on ferait dans la vie nous permettrait d’améliorer nos connaissances et notre personne sans but forcément utilitariste.

 

Souvent les jeunes répondent à la question « Pourquoi aller à l’école ? » par « Parce que c’est obligatoire » ou bien « Pour préparer la vie active ».

 

C’est un gros contre-sens de considérer que l’école prépare à la vie active car n’importe quelle personne est déjà dans la vie active, peu importe son âge. L’école doit être perçue comme un espace où chacun crée sa liberté et sa personnalité activement.

 

Il y a une grande différence entre apprendre et comprendre. Dans le système scolaire, on demande aux élèves d’apprendre un certain nombre de connaissances mais on ne les interroge pas sur le sens de l’apprentissage. Il en résulte une difficulté très grande à comprendre alors que le fait de comprendre avec les explications est déjà quelque chose de difficile.

 

Les examens sont considérés comme des étapes importantes, comme des passages pour avoir la légitimité ou non d’être dans telle ou telle position sociale. Réussir est devenu une obsession générale dans la société et encore plus à l’école. 

 

Le but de l’école devrait être tout autre. Il devrait être de faire se connecter des personnes entre elles à travers les rencontres. L’école devrait faire en sorte que chaque enfant puisse communiquer avec le professeur et les autres élèves pour que chacun augmente ses connaissances et se construise. 

 

C’est dans cette perspective que Jacquard propose que l’école remette au centre de son schéma l’erreur, car c’est seulement grâce à ses erreurs que l’on progresse et jamais en étant rabaissé lorsqu’on ne réussit pas.

 

En reprenant l’idée d’Emmanuel Kant, l’essayiste français affirme que l’homme ne doit pas être assimilé à un moyen mais à une fin.

 

L’un des rôles de l’école est d’assurer la paix intérieure sans laquelle toute la société se délite. Apparaît alors une contradiction majeure : Jacquard souhaiterait une école plus libre, une école de la non-soumission mais comment proposer une telle école et faire en sorte qu’elle ne soit dans le même temps un danger pour la société ? L’intellectuel française tranche en proposant un entre-deux.

 

L’autre rôle que joue l’école se voit du côté de la famille. Les familles souhaitent que leurs enfants réalisent leurs rêves et pour cela, ils chargent l’école de mettre en place le mécanisme de reproduction sociale dont ils ont besoin. Or, l’école n’a pas à jouer ce rôle. C’est un paradigme familial qu’il faut changer. L’école doit l’aider à devenir lui-même avec un regard extérieur que celui de la famille.

 

Le dernier élément sur lequel Albert Jacquard s’attarde est le fait de séparer les meilleurs et les moins bons dans les classes. Il s’oppose à cette vision élitiste et soutient que la progression de chaque élève est déterminé par le fait d’apprendre des autres. La solidarité doit primer sur l’individualité.

 

 

 

Conclusion

 

Toute l’utopie d’Albert Jacquard est lié à la notion d’école. Le livre débute et se termine par l’école. C’est l’institution la plus importante selon lui, celle qui nous permettra d’aller vers un avenir plus serein.

 

En changeant de paradigme, du paradigme libéral à un paradigme davantage socialiste, c’est l’avenir qu’on peut préserver (partage des richesses, valorisation des activités non-économiques et perfectionnement de la démocratie) 

 

 

Rappelons-nous que les idéaux de gauche ont toujours été liés à des utopies, à des idées qui paraissaient impossibles et qui, parfois, se sont réalisées. A travers cet ouvrage, Albert Jacquard nous propose une nouvelle vision, une nouvelle humanité dans un cadre résolument plus humain et solidaire.

 

 

Gauchistement votre,

 

Le Gauchiste