Un personnage unique
L’enfance de Jean-Pierre Mocky est très précocement marquée par l’instabilité et le changement. Son père, ancien militaire mène une vie fantasque en Europe de l’Est. La famille se voit obligée de rejoindre Nice à la suite de l’établissement du nazisme en raison de leurs origines juives.
Un drame bouleverse sa vie, il devient père à 15 ans. Quelques années plus tard, il monte à Paris mais arrête rapidement ses études qu’il juge sans grand intérêt. Il enchaine les petits boulots (il dit avoir été électricien, maitre nageur, retouche photo, chauffeur de taxi et autres) tout en se consacrant au théâtre. Il débute déjà dans plusieurs rôles dès la fin des années 1940 dans Pauline ou l’Ecume des jours par exemple. Il joue son premier grand rôle au cinéma en 1948 avec Georges Lampin pour le film Le Paradis des pilotes perdus. Il se fait remarquer, sa carrière peut désormais décoller.
La consécration se fait en Italie où il devient une star. Il déclare avoir été assistant de Visconti pour Senso (1957) et de Fellini pour La Strada (1954).
(Senso de Luchino Visconti)
Très rapidement, le cinéaste français souhaite à tout prix être indépendant. Il se distingue de ses contemporains par sa singularité en acceptant des codes du cinéma académique français tout en reprenant certains nouveaux codes de la Nouvelle Vague. Dès le début des années 1960, il fonde sa société Balzac Films, du nom de la rue où il habite dans le VIIIème arrondissement de Paris. Sa carrière est lancée.
Une certaine vision du cinéma
Ses influences
Comme il aime le rappeler « Je me situe tout seul ; j’y suis tout seul. Je ne suis ni de la Patellière, ni Resnais, Ni Franju, je suis moi-même et je crois que, en tant que tel, je ne connaîtrai pas la vraie gloire de mon vivant. »
Même s’il ne copie personne, Jean-Pierre Mocky a des influences et les évoque. Les réalisateurs qui l’ont le plus marqué sont Orson Welles et Luis Bunuel. Parmi ses films fétiche, il cite Le Masque d’or (1932) de Charles Brabin, Docteur Socrates (1935) de William Dieterle ou encore Riz Amer (1949) de Giuseppe de Santis
(Riz Amer de Giuseppe de Santis, film féministe sur la condition des travailleuses en Italie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale)
Sa vision technique du cinéma
Mocky a crée une « galerie de monstres » avec des acteurs pas forcément connus mais qu’il a transformés en stars, loin du star-système connu de tous. Il porte une grande attention aux seconds rôles, à ceux qui ne sont pas forcément les plus connus mais qui participent activement à la réussite d’un film. Mocky développe cette sensibilité des second rôles avec La Cité de l’indicible (1964) peur qui le fait entrer parmi les réalisateurs français reconnus. Le film comporte une distribution inattendue avec des grandes pointures (Rouleau, Francen, Barrault) et beaucoup de second rôles (Pérès, Rémoleux, Poiret).
(La Cité de l’indiscible peur de Jean-Pierre Mocky)
Dans son premier film Les Dragueurs, tout est déjà réuni dans ce qui fera la marque du cinéma de Jean-Pierre Mocky. Le film montre déjà sa vision personnelle du monde et le traitement de sujets corrosifs (amour impossible, érotisme inassouvi, critique de la société moderne, condamnation de la bêtise, de l’argent, des conventions et de la politique, transgression de l’idéologie dominante, du bon goût, concision du récit, quantité de seconds rôles et dialogues extravagants).
Sa vision matérielle du cinéma
Sur la question de l’argent, Mocky aborde un discours anarchiste et débrouillard. Il déclare : « J’apprends que des jeunes vont faire un premier film pour huit millions de francs. Nous qui cherchons toujours du pognon, nous nous demandons comment c’est possible. Godard, Truffaut, Resnais et moi on avait trois francs. Aujourd’hui, des jeunes – je ne parle pas de Besson qui a gagné le pompom – comme Béat arrivent à trouver deux milliards. Je ne suis pas amer, je suis content pour eux, mais je serais embarrassé avec beaucoup d’argent. […] on va dire que je suis un faux-derche ou un curé rentré, mais si je trouvais un imbécile pour faire un film, j’en prendrais douze cent ou treize mille, selon le budget, et je ferais quelque chose de bien avec les sept autre mille. Je le donnerais pour quelque chose. C’est peut-être un sentiment paysan, mais le gaspillage me trouble. Et si je n’étais pas l’altruiste que je crois être, la raison voudrait que j’en garde un petit peu pour le prochain. Parce que, d’abord ça, ferait travailler d’autres gens, et puis ça permettrait de m’exprimer deux fois. […] J’ai utilisé les mêmes vedettes que les autres, mais j’ai eu vingt-six fois moins d’argent que la moyenne de mes collègues. »
(Jean-Luc Godard a également démarré sa carrière cinématographique avec de petits budgets)
Sa vision du cinéma s’accompagne d’un critique acerbe de la vision morale de la bourgeoisie issue du siècle des Lumières : « Les gens passent les plus belles années de leur vie à attendre et ils deviennent des bourgeois, des gens qui ont attendu pour se marier. Un metteur en scène qui se dit qu’il lui faut 600 millions pour un film, qui n’en a que 450 et ne le fait pas a un comportement calculateur tout à fait opposé à celui de l’artiste. L’artiste, lui, fait quand même son film. L’envie de faire un film, c’est une envie de pisser : on ne peut pas se retenir ! Celui qui se retient devrait se surveiller, comme un diabétique. »
Pour le cinéaste niçois, le cinéma français traverse une grave crise tout au long du XXème siècle : « Le cinéma est dans une situation extrêmement grave en France, parce que les metteurs en scène sont engagés dans des écuries – Gaumont, UGC, Karmitz – et perdent ainsi une partie de leur liberté d’expression. Leurs projets sont soumis aux financiers qui, sous le prétexte qu’ils connaissent le public, leur imposent des changements. Il y a des cas si particuliers, comme celui de Jean-Luc Godard, qu’on ne les discute pas. A partir du moment où, comme moi, on fait un cinéma populaire et où tient à ses idées, on se trouve étiqueté comme prétentieux et isolé ; mais je peux continuer à faire des films pour m’amuser, ce qui est primordial. »
Un cinéaste avec qui tout le monde voulait travailler
Cette manière de faire du cinéma lui apporte beaucoup de sympathie dans ce monde d’habitude si cloisonné. Au fur et à mesure de sa carrière, les acteurs se manifestent de plus en plus pour jouer dans des Mocky, proposant parfois même de ne pas être payés. Dès ses débuts, les plus grands acceptent de travailler avec lui, notamment Françoise Sagan avec qui il co-écrit Le rendez-vous des tordus.
(Jean-Pierre Mocky a travaillé avec Françoise Sagan)
Son aura est si forte qu’après un refus de Fernandel, Bourvil accepte de travailler pour lui. L’acteur se remet en question, change son image et est d’accord pour revoir son salaire à la baisse. Jean-Pierre Mocky et Bourvil ont tourné au total quatre films ensemble, dont Un drôle de paroissien (1963) et se sont liés d’une forte amitié.
(Bourvil dans Un drôle de paroissien)
Cette pléthore d’acteurs provoque une certaine absurdité chez certains critiques de Mocky. Il se défend avec ces mots : « J’aime l’absurde, car l’existence même est absurde. Au cinéma, l’absurde existe bien davantage par le fait même qu’on ne réalise jamais ce qu’on veut. Même moi qui ai la réputation d’été libre et indépendant. En fait, tous les films que j’ai faits avant Solo (1969) sont les brouillons de films que j’aurais aimé faire. »
Les différentes thématiques de Mocky
Les débuts de Mocky : un cinéma extravagant
La première partie de la carrière de Mocky s’étale de la fin des années 1950 à la fin des années 1960. Il rencontre le succès dans cette période où il explore plusieurs genres différents.
Toujours en marge de la Nouvelle Vague, Mocky traverse les genres et réalise tour à tour des films très différents. La même année que Les Vierges (1963), il réalise Un drôle de paroissien (1963) avec l’envie de revenir à un cinéma d’avant-guerre et à une tradition française de la satire vaudevillesque.
(Les Vierges de Jean-Pierre Mocky)
Par la suite, Mocky se tourne vers le style onirique qu’il avait déjà abordé au début de sa carrière. Il tourne La Cité de l’indicible peur (1964) sous les conseils de Queneau en s’inspirant de l’imaginaire de l’écrivain belge Jean Ray. Le film est détruit par la critique ce qui atteint le réalisateur français qui s’était beaucoup plu à tourner cette oeuvre.
En 1966, La côte du cinéaste niçois dégringole après un accident industriel en 1965, date à laquelle il travaille avec Fernandel et Rühmann mais perd de sa créativité. Il se reprend très rapidement. Suite au divorce avec sa femme en 1966, il se rapproche du réalisme et de l’humour. Il renoue avec le succès avec Les compagnons de Marguerite (1967) en rompant avec l’excessif et en renouant avec la logique. Jean-Pierre retrouve son originalité en marge du style politique d’Alain Resnais dans La Guerre est finie (1966) ou encore du roman-photo sentiment de Claude Lelouch dans Un homme et une femme (1966).
Le cinéma politique de Mocky
Avec les évènements de 1968, le cinéaste français se range du côté des intellectuels contestataires de la Nouvelle Vague (bien que le mouvement se considère lui-même davantage comme une expression artistique que d’une expression politique). Mocky se passionne pour le climat politique et tourne une série de long métrages « gauchistes ». Il sort La Grande lessive en 1968 qui se révèle être un documentaire sociologique sur le climat contestataire où il fait jouer Bourvil dans le rôle d’un prof de français latiniste devenant anarchiste : « J’en ai assez des pétitions, des rapports, des meetings, des conciles, des conciliabules. Ca ne sert à rien. Ce qu’il faut, c’est passer à l’action. ». On voit également dans le film des joyeux anarchistes armés de sulfateuses pour saboter les antennes de télévision.
(Image de La Grande lessive de Mocky)
Après les élections législatives de 1968 qui confortent la majorité, Mocky poursuit le combat avec Melville, Deville, Yves Robert et Luis Bunuel. Cependant, les autres cinéastes arrêtent la lutte, les espoirs de Mocky s’effondrent. Le cinéaste décide tout de même de continuer dans ce genre de cinéma noir après avoir été reconnu par l’ensemble du cinéma français en 1968 pour son oeuvre. Il poursuit avec Solo (1970) qui retrace le parcours de Vincent Cabral, violoniste cambrioleur qui part à la recherche de son frère Virgile, dirigeant d’un groupe terroriste issu de Mai 68. Ce dernier tente de tuer les représentants de la bourgeoisie avec une fin tragique.
Désormais, le cinéma de Jean-Pierre Mocky aura pour étude les révoltes populaires avec Un condé (1970) ou encore la dénonciation de la bêtise humaine avec Y-a-t-il un Français dans la salle ? (1982) et A mort l’arbitre ! (1983). Un condé (1970) met en cause l’image de la police et se voit être interdit par le ministère de l’intérieur tandis que L’Albatros (1971) est une violente critique des prisons françaises dans la logique de Michel Foucault dans Surveiller et Punir (1975). A l’occasion de L’Albatros (1971), Mocky propose au musicien anarchiste Léo Férré de lui composer les musiques du film, chose qu’il accepte. Le film est un véritable succès, le cinéaste extravagant est porté en triomphe.
(A mort l’arbitre ! de Jean-Pierre Mocky)
Le cinéma populaire de Mocky
Après Mai 68, Le cinéma de Mocky perd de son aspect purement politique mais garde tout son côté populaire. Il enchaine les comédies dont notamment L’ombre d’une chance (1974). C’est le film le plus personnel et autobiographique du réalisateur. Il en développe une oeuvre tragique et enragée. Il y égratigne la jeunesse dorée, la propagande gouvernementale, les promoteurs véreux. Ce que cherche Jean-Pierre Mocky, c’est la liberté et la joie de vivre sous le romantisme et la satire de l’oeuvre.
Il réalise ensuite Un linceul n’a pas de poches (1974), oeuvre dans laquelle il interprète lui-même un journaliste qui se bat pour la liberté de la presse et contre l’affairisme et l’hypocrisie dont la ville de province où a lieu est le film est rongée. Le film est empreint d’un évident anarchisme romantique, marque de fabrique de Mocky. Son combat le conduit fatalement à la mort comme dans Solo (1970) et L’Albatros (1971).
Quelques années plus tard, il s’attaque encore à la bêtise humaine et plus particulièrement à la peine de mort. Pour son film Le témoin (1977), il s’entoure de personnalités de grande renommée comme Alberto Sordi, Sergio Amidei (collaborateur de Mario Monicelli) ou encore Philippe Noiret. Tout le film cherche, sous couvert d’une comédie grinçante, à dénoncer les faux témoignages et les injustices judiciaires. La fin expose une exécution capitale filmée avec plusieurs plans, dans un grands pessimisme.
Son dernier « grand film » A mort l’arbitre ! (1984) s’attaque à un sujet populaire presque jamais évoqué : les supporters dans le sport, plus particulièrement dans le foot. Mocky y propose sa vision cynique et satirique de l’homme avec ces supporteurs qui ne souhaitent que se battre et se tuer. Le réalisateur dit ironiquement dans le film « Ce n’est que de la fiction », du pessimisme, la marque de fabrique de l’auteur.
Fin de carrière
Il termine sa carrière en tournant des polars ainsi que des satires pendant les années 1990, notamment Noir comme le souvenir (1995) avec Jane Birkin et Sabine Azéma. Ce film retrace la médiocrité de la population d’une bourgade de province souhaitant cacher un crime perpétré contre un enfant. A partir du milieu des années 1990, il rachète des cinémas parisiens, plus particulèrement Le Brady dans le Xème arrondissement de Paris en 1994.
(Sabine Azema et Jane Birkin dans Noir comme le souvenir)
Mocky le subversif
Un personnage contre le courant
Mocky commence ses débuts au cinéma à la fin des années 1950, date à laquelle se développe la Nouvelle Vague. En 1954, François Truffaut publie un article célèbre Une certaine tendance du cinéma français dans le magazine Arts, critiquant le cinéma français des années 40 / 50 avec ses scléroses. Rapidement, Claude Chabrol lance la Nouvelle Vague avec Le Beau Serge (1957). Beaucoup suivent (Truffaut, Godard, Astruc, Chabrol) et Mocky se sait où se placer. Il apprécie le côté subversif de ce nouveau mouvement tout en aimant également l’académisme du cinéma français.
(Le Beau Serge de Claude Chabrol, considéré comme le film lançant la Nouvelle Vague)
Dès ses débuts, Mocky refuse de choisir une académie, que ce soit l’ancienne ou bien la nouvelle avec la Nouvelle Vague. Il commence déjà en tant que subversif et décide de filmer de manière originale son premier film Les Dragueurs : « Ce qui m’a plu en effet, c’est de mélanger une technique néo-réaliste, si vous voulez, avec une technique de studio. J’ai fait ce qui me passait par la tête, quelques fois des scènes entières en champ contrechamp, et d’autres fois, également par parti pris, des scènes entières à la grue ou avec des travellings compliqués, circulaires, ou croisés. »
A la sortie de son film Snobs ! (1961) où il propose plusieurs thèmes (critique de l’Eglise, de la bourgeoisie, la police, l’armée, la presse ou encore le pouvoir financier), le film provoque un énorme scandale et est victime de censures. Le public est scandalisé et arrache les affiches du film dehors.
Un public particulier
Conformément à son propre caractère mystérieux, Mocky éprouve de grandes difficultés à comprendre comment est composé son public. Il expose « J’ai mis plus de vingt ans à cerner mon public et à le comprendre. Je sais par le contact direct que j’ai avec lui dans la vie courante : ce public va de l’éboueur au prof de faculté en passant par les ambulanciers, les ferrailleurs des puces, les garçons de café, certains étudiants, les anarchistes qui ont de la bouteille et les mecs libres en général. Quand je circule, on me connaît, on m’aborde souvent pour me dire « on aime vos films », « merci pour vos films », « continuez ». Et finalement, ça m’encourage bien plus qu’une médaille, plus qu’une bonne critique. Voilà pourquoi je ne suis pas si malheureux que ça. »
Mocky politique ?
Considéré comme un cinéaste anarchiste, Jean-Pierre Mocky se défend et se considère davantage comme un franc-tireur. Il déclare : « On me traite d’anarchiste d’extrême-droite ou d’extrémiste de gauche, mais je suis juste un franc-tireur. Un type tranquille. je ne vais pas à des meetings et je ne pose pas de bombes ; l’anarchisme pratique, ce n’est pas pour moi. Simplement j’observe la situation et je dis ce que je pense. Je suis une sorte de Zorro qui respecte uniquement ceux qui ne savent pas se défendre. Pas comme les intellectuels qui sont souvent lâches. Je me souviens d’un meneur de mai 68 avec lequel je me suis trouvé dans une descente de flics. Il était à genoux et hurlait « Ne me frappez pas ! ». Ah ! Les rigolos ! »
Conclusion
La carrière de Mocky est l’une des plus originales du cinéma français. Elle est à la fois populaire et impossible à classer. La compréhension de son cinéma n’a de sens qu’en faisant des liens entre ses oeuvres et non pas en analysant film par film. Sa moquerie libertaire n’a d’égal que sa solidité face aux tentatives de pression et de censure. Il a abordé chaque thème qu’il voulait lorsqu’il le souhaitait.
Pas nécessairement, « gauchiste », le cinéma de Mocky est un appel à la liberté et à l’anarchisme, contre tous les pouvoirs qui nous aliènent. La forme n’est pas toujours comprise car confuse, mais elle émane d’un esprit pur, un esprit qui n’a jamais voulu se compromettre à des diktats.
On n’a jamais su considérer Jean-Pierre Mocky comme un anarchiste d’extrême-gauche ou un anarchiste d’extrême-droite. Tout prête à penser que sa pensée se rapproche de celle de Pasolini. Son oeuvre est à appel à la liberté de se réaliser par rapport à sa nature humaine sans être aliéné par les institutions et ce que Pier Paolo Pasolini appelle la « globalisation ».
(Pier Paolo Pasolini, grand intellectuel italien du XXème siècle)
A travers son cinéma, Jean-Pierre Mocky nous expose toute la médiocrité humaine et toute notre soumissions aux institutions, à l’argent, à nos passions.
Retenons de Jean-Pierre Mocky sa vision anarchiste de la société et sa non-soumission aux institutions.
Gauchistement votre,
Le Gauchiste